jeudi 4 avril 2013

Entre l’Ancien et le Nouveau Monde (7) Penser l’Histoire


L'homme de l'avenir est celui qui aura la mémoire la plus longue. Nietzsche


Au cœur de ce qui est devenue une abyssale crise de confiance entre l’ancien et le nouveau monde : l’impuissance des experts et des gouvernants à comprendre la complexité du monde et à anticiper son évolution, à interpréter les évènements et à opérer un diagnostic juste permettant de solutionner les problèmes, enfin leur incapacité fondamentale à proposer une vision du monde auquel peut s’identifier aujourd’hui cette conscience collective qu’on appelle une nation. A cette impuissance cognitive correspond une corruption morale qui ronge la société dans son ensemble, faisant prédominer l’égoïsme des intérêts particuliers sur toute forme d'intérêt général. 

En France, le "scandale Cahuzac" vient illustrer douloureusement ce constat. Le ministre qui, en ces temps de crise économique, dirigeait la lutte contre la fraude fiscale vient d'avouer qu'il était lui-même un fraudeur et, à la fraude, il a ajouté le mensonge devant la représentation nationale et les plus hautes autorités de la République.  Le Monde évoque dans son éditorial "une profonde crise démocratique, tant le plus élémentaire contrat de confiance entre le peuple et ses gouvernants est rompu".  Mais bien plus qu'un cas particulier qu'on voudrait ériger en bouc-émissaire des turpitudes politiques, cette affaire est symptomatique de la dégénérescence d'un modèle en fin de cycle. 

Si nous vivons une crise de régime, ce régime n'est pas uniquement politique, il est aussi et surtout épistémologique. Car derrière cette crise de confiance se cache une crise de conscience provoquée par un sentiment d’urgence : le modèle technocratique dominant apparaît totalement déphasé et dépassé, et nous sommes en quête d’un nouveau modèle, adapté à l’évolution de nos sociétés. 

Alors que la société industrielle était fondée sur une modélisation objective qui rendait nécessaire la distinction abstraite, l’analyse et la spécialisation, les sociétés de l’information sont des ensembles intégrés de relations en interconnexion croissante et en évolution constante. Penser en termes de relations, c’est considérer le monde et l’être humain comme des totalités aussi indivisibles qu’évolutives. 

C’est pourquoi le modèle émergent est à la fois global et dynamique. Il doit être capable d’intégrer un nombre bien plus importants de faits et d’informations en interprétant notre expérience avec plus de profondeur, de complexité et de pertinence que le précédent. Il doit percevoir chaque phénomène comme partie d’un tout et chaque ensemble comme l’expression d’une dynamique évolutive qui se manifeste dans le temps à travers divers stades de développement. C'est ainsi qu'il est à l'origine d'une nouvelle philosophie de l'histoire.

De l'ignorance à l'arrogance

Une fois de plus, Edgar Morin, avait raison. Dans Le Monde, il faisait paraître le 1er Janvier un article intitulé En 2013, il faudra plus encore se méfier de la docte ignorance des experts. En exprimant l’absolue nécessité d’une évolution de la pensée pour intégrer la complexité, il critiquait avec lucidité le rôle et l’emprise d’une expertise technocratique absolument incapable de développer une vision globale et une perspective historique qui rendent compte de la complexité du monde et de son mouvement évolutif.

Formatée par l’économisme dominant qui réduit la complexité évolutive des sociétés humaines au simplisme d’un taux de croissance, l’expertocratie est incapable de percevoir aussi bien la dynamique qualitative qui transforme les mentalités que la vision prospective qui anime les mouvements protestataires. Aucune bêtise ne nous a donc été épargnée par les commentateurs officiels au sujet des dernières élections italiennes durant lesquelles un des ces mouvements, né il y a trois ans, est devenu, à la surprise générale, le premier parti d’Italie en termes de voix.

Par une alchimie intellectuelle qui transforme l’ignorance en arrogance, l’expertocratie a réduit le succès du Mouvement Cinq Etoiles de Beppe Grillo à un simple populisme, ce qui – de fait – la rend incapable de saisir l’originalité et la spécificité d’un tel évènement. Renaud Pasquier  analyse ainsi cette réaction : « A quelques exceptions près, difficile de ne pas être frappé par la condescendance qui marque la majorité des commentaires émis dans les médias  français (et plus largement européens) sur le résultat des élections italiennes et plus précisément la percée impressionnante de Beppe Grilo : amalgame grossier avec Silvio Berlusconi dans la notion confuse et fourre-tout de «populisme», mépris à l'égard des électeurs du «clown» crypto-fasciste, ou encore myopie franchouillarde dans l'évocation du «Coluche » italien  qui prouve l'incapacité de beaucoup à penser des phénomènes politiques en-dehors des références locales. » (Beppe Grillo, pyromane ou pompier ? nouvelobs.com)

Une émergence créatrice


Rien de plus difficile sans doute que de faire de l’histoire immédiate, et ce d’autant plus quand les nouvelles technologies nous abreuvent d’un flot d’informations difficile à trier, à recouper, à hiérarchiser, à synthétiser et à mettre en perspective. Mais ce que nous enseigne la théorie intégrale c’est que chacun individu comme chaque culture interprète les phénomènes et les évènements selon un filtre cognitif et une « vision du monde » correspondant à un stade évolutif donné.

C’est ainsi qu’une émergence créatrice passe le plus souvent inaperçue pour des contemporains qui l’interprètent comme une déviation par rapport au paradigme dominant alors même qu’elle est justement en train de le dépasser. Cocteau nous avait pourtant prévenus : «  Les critiques jugent les œuvres et ne savent pas qu'ils sont jugées par elles ». Comme les formes artistiques, les formes politiques innovantes doivent être interprétées à partir d’une approche sensible et cognitive congruente avec son objet, sans répéter de manière mécanique et paresseuse les interprétations habituelles rendues justement obsolètes par cette émergence créatrice.

Renaud Chenu décrit avec talent les ravages de l’expertocratie : « Ainsi, nous sommes gouvernés par les mêmes esprits que ces députés monarchistes s’agrippant au vieux monde quand la révolution industrielle balayait les restes du Moyen-Âge. L’univers tout entier embrasse de nouveaux paradigmes mais il entre en résonance paradoxale avec l’apparente impossibilité d’adapter les structures de la pensée politique avec le futur qui force la porte d’un monde étriqué…

Il n’est qu’à entendre les mille petits ventriloques de la propagandas europae répéter ad nauseam que la colère des pauvres réveille les vieux démons. Les Italiens, hier encore sage et docile peuplade latine acceptant un gouvernement géré par une banque, Goldmann Sachs, sont désormais jetés au bûcher des élégances : populistes. Rien que ça. Au Moyen-Âge, on disait sorcière. Au-delà du dogme, tout le reste est faribole, bachibouzoukerie socialisante…

On vit en Europe un moment débile de l’Histoire de la pensée, une ère d’obscurantisme économique incarnée par un gouvernement des juges surgit d’une époque d’égarement technocratique. On ne sait même plus pourquoi on est gouverné par Bruxelles. La perte de sens est dérive continentale, les volcans patientent. » (Futur : des egos aux égaux, l’avenir patine. Ragemag)

Un saut qualitatif
 
Spirale Evolutive. Steve McIntosh

Pour le physicien et historien des sciences Thomas Kuhn, les révolutions politiques et épistémologiques commencent par le sentiment partagé que les institutions ou le paradigme dominant sont devenus incapables «  de répondre d'une manière adéquate aux problèmes posés par un environnement qu'elles ont contribué à créer… Dans le développement politique comme dans celui des sciences, le sentiment d'un fonctionnement défectueux, susceptible d'aboutir à une crise, est la condition indispensable des révolutions." (La structure des révolutions scientifiques)

Thomas Kuhn a montré que l’évolution de la science ne s’effectuait par une accumulation quantitative de connaissance mais par ces sauts qualitatifs que sont les changements de paradigme. L’insurrection des consciences que nous sommes en train de vivre correspond à l’absolue nécessité de changer de paradigme pour nous adapter au nouveau contexte des sociétés de l’information dans lequel nous vivons.

Comme l’écrit Andrée Mathieu : «  Les crises que nous observons, économiques, sociales, environnementales, politiques, culturelles, etc. ne sont pas dissociées. Le fait qu'elles soient perçues comme indépendantes traduit une profonde incompréhension du monde que nous avons contribué à complexifier… Nous assistons présentement à ce qu'on appelle un changement de paradigme, le remplacement d'un modèle révolu par une explication plus cohérente et plus pertinente de notre monde.

Depuis la Révolution industrielle, nous avons découpé la réalité en petits morceaux pour mieux la comprendre. Nous avons conçu nos organisations comme un assemblage de "parties", divisé le travail en "tâches", la connaissance en "disciplines", l'administration publique en "ministères" et nous avons travaillé en "silos". Nous devons maintenant déplacer notre attention des parties vers le tout et mettre l'accent sur les interrelations qui déterminent la dynamique des systèmes vivants auxquels nous appartenons. En somme, nous devons quitter le monde de la machine (assemblage de composantes) pour celui des réseaux vivants dans toute leur complexité ». (Directe, indirecte, le choc des démocraties)

Ce qui caractérise le vivant c’est sa capacité d’évoluer. Si le modèle émergent est fondé sur la compréhension des liens faisant de la société un tout cohérent, il lui faut aussi penser ce tout comme un organisme en évolution. C’est pourquoi l’approche systémique doit être complétée par une approche historique qui permet de comprendre comment l’être humain et la société se développent dans le temps à travers une série de stades évolutifs à complexité et intégration croissantes.

Une philosophie de l’histoire

Hegel
La chute de l’Ancien Régime correspond à la fin d’une pensée traditionnelle fondée sur la prééminence du passé, de la transmission et de l’ancestralité. A cette chute correspond l’émergence d’une nouvelle conception du monde et de l’être humain, celle des Lumières, fondée sur le progrès, la raison et l’individu. Suite à Rousseau qui voit dans l’homme un animal perfectible et à Condorcet qui dresse le tableau historique des progrès de l’esprit humain, les idéalistes allemands en général et Hegel en particulier furent les précurseurs d’une spiritualité évolutive selon laquelle l’histoire de  l’humanité, à l’image de l’individu, est l’histoire de son développement. Dans cette perspective évolutionnaire, l’Esprit se dévoile et se révèle à travers le mouvement dialectique de l’Histoire. Selon Hegel : « L’histoire est le processus par lequel l’esprit se découvre lui-même. »

Dans la lignée des idéalistes allemands, des penseurs visionnaires au vingtième siècle - Bergson, Teilhard de Chardin, Sri Aurobindo ou Jean Gebser, entre autres - ont considéré le développement humain comme l’expression d’un projet spirituel qui se déploie dans le temps à travers une série de stades évolutifs. A la fin du vingtième siècle, Ken Wilber fit une synthèse remarquée entre les visions inspirées de ces philosophes et les modèles convergents du développement humain proposés dans leurs disciplines par les chercheurs en science humaines.

On sait que le matérialisme historique de Marx  s’inspira de la pensée hégélienne tout en l’inversant : le mouvement dialectique de l’histoire devenait ainsi celui des forces productives, l’infrastructure économique déterminant l’ensemble des superstructures culturelles et spirituelles. Selon Marx : « Ce n’est pas la conscience des hommes qui détermine leur être ; c’est inversement leur être social qui détermine leur conscience… L’histoire de toute société jusqu’à nos jours n’a été que l’histoire de luttes de classes »

Quand elle voulut faire table rase du passé, la philosophie de l’histoire se pervertit en un progressisme fondé sur le déni de la tradition et de l’intuition holiste qui la fondait. C’est ainsi qu’en privant l’homme d’un enracinement organique dans son milieu naturel, cosmique et symbolique, le progressisme imposa une vision du monde économique, abstraite et désenchantée, qui inspira aussi bien le communisme que le libéralisme.

Si les contemporains sont devenus rétifs à la philosophie de l’histoire, c’est qu’à travers ses perversions et ses avatars successifs, elle inspira aussi bien le désastre communiste et l’ethnocentrisme colonialiste que le progressisme libéral et son économisme inhumain. Face à ces impasses, les penseurs postmodernes (Derrida, Foucault, Deleuze, Baudrillard, Lyotard, etc…) ont promu la fin de grands récits universalistes au profit d’une vision relativiste fondée sur le pluralisme des points de vue et leur irréductible singularité.

Le relativisme post-moderne


Les penseurs de la « post-modernité » ont donc accompli ce qu’avait initié le progressisme moderne : là où celui-ci était fondé sur le déni de la Tradition, celle-là est fondée sur le déni de l’Histoire. Le déni progressiste du passé ayant conduit tout naturellement à celui de toute continuité historique, au profit d’un présentéisme fondé sur le règne sans partage des pulsions.

Dans une perspective relativiste, tout fait est renvoyé à son interprétation et toute interprétation à une « construction sociale » totalement arbitraire. La notion historique de société est remplacée par celle, amnésique, de « construction sociale » formelle et auto-référente. Pour la sensibilité relativiste, la nature humaine est une illusion et son universalité une chimère. Seul existe un système de règles formelles et de micro-récits dans lesquels se reconnaît une société, telle une île autonome ignorant l’océan de l’histoire d’où elle émerge. " Tout ce que nous pouvons faire, écrit Jean-François Lyotard dans La condition postmoderne, est de contempler émerveillés la diversité des espèces discursives comme nous le faisons de la diversité des espèces animales et végétales".

Faire l’économie de l’histoire c’est réduire les cultures à des systèmes abstraits, aussi formels que fermés, tout en niant les facultés créatrices et spirituelles qui permettent à la subjectivité de se transformer et d’évoluer. L’amnésie est le biotope où s’épanouit l’individu narcissique de la post-modernité qui congédie passé et futur pour s’imaginer en héros d’un récit mégalomane fondé sur l’auto-engendrement. C'est ainsi qu'il est hanté par les fantasmes d’une toute puissance infantile que la société du spectacle et ses publicistes alimentent sans cesse.

Mais les ruses de l’histoire empruntent souvent ce chemin de traverse qu’est le retour du refoulé. C’est ainsi que sous la forme d’une vague néo-libérale, l’histoire refoulée par la post-modernité s’empara du relativisme ambiant pour en faire un dogme idéologique promu médiatiquement. Le fameux « Tout se vaut » devint le pendant culturel et nihiliste du fameux « There is no alternative » économique de Margaret Thatcher. Il est évident que si tout ce vaut, plus rien n’a de valeur et si plus rien n’a de valeur, l’intérêt économique se constitue en principe hégémonique d’une vie sociale réduite à la loi de la jungle.

Le néo-libéralisme enrôla donc le relativisme dans sa croisade idéologique. Dans un premier temps, il s’agissait de discréditer les valeurs qualitatives de la spiritualité, de l’éthique et du politique pour promouvoir la seule valeur que reconnaît le néo-libéralisme : celle, quantitative, de l’économie mesurée par le capital. Dans un second temps, il s’agissait de désaffilier l’individu de toutes ses appartenances traditionnelles en le réduisant progressivement au statut fonctionnel et économique de producteur et de consommateur pour le livrer ainsi pieds et poings liés à la « main invisible » du Marché.

Une évolution globale

Tout sens est à la fois signification et orientation. Si la signification est donnée par un système culturel spécifique, l’orientation provient d’un substrat temporel qui fonde les systèmes culturels, permet leur comparaison et leur échange, leur évolution et leur métamorphose. Ce substrat temporel transforme l’abstraction d’une construction sociale en une société historique concrète et l’individu en acteur du développement humain.

En reconnaissant la diversité des cultures et leur singularité, en les analysant comme autant de « visions du monde » liées à un stade évolutif donné, le paradigme émergent reprend à son compte le grand récit évolutif, de manière nouvelle qui intègre et dépasse le constructivisme post-moderne et sa pluralité de perspectives. Si ce paradigme émergent est qualifié d’intégral c’est qu’il considère l’évolution humaine comme un tout : la subjectivité et l’objectivité, l’individu et la société sont autant de dimensions inséparables et interdépendantes d’une seule et même réalité à la fois complexe et évolutive.

L’évolution humaine est donc globale, à la fois culturelle et technologique, subjective et sociale, politique et économique. Toutes ces dimensions sont solidaires et cette solidarité même fait qu’elles doivent être envisagées de manière systémique et synthétique pour comprendre la mutation que nous sommes en train de vivre. En opérant la synthèse entre l’idéalisme d’un Hegel et le matérialisme de Marx, le modèle émergent participe d’une sagesse non-duelle qui considère l'esprit et la forme dans leur unité fondamentale.

Fidèle à cette synthèse, toute pensée intégrale refuse et réfute aussi bien l’économisme que le spiritualisme qui lui est opposé. Le premier renvoie à l’hégémonie de l’économie comme mode d’interprétation dominant et le second à une forme de « narcissisme spirituel » totalement déconnecté du contexte social et culturel, économique et technologique.

Une politique évolutionnaire


Cette nouvelle philosophie de l’histoire redonne à la pensée politique la profondeur évolutionnaire d’une vision historique que le passéisme traditionnel, le progressisme moderne et le présentéisme post-moderne avaient occultés. En s’inscrivant dans le mouvement créateur et intégratif du développement humain, au cœur d’une anthropologie évolutionnaire, il s’agit aujourd’hui de dépasser les apories d’un passéisme nostalgique fondé sur le déni du Devenir, d’un progressisme abstrait fondée sur le déni de la Tradition comme celles d’un présentéisme pulsionnel fondé sur le déni de l’Histoire.

Pas d’arbre sans racines. Pas de développement humain sans enracinement dans l’archaïque et son intuition holiste qui servent de fondations à toute vision radicale. Selon Nietzsche : « L’homme de l’avenir est celui qui aura la mémoire la plus longue ». Etre évolutionnaire c’est intégrer le passé et mettre le présent en perspective dans une tension créatrice qui est celle d’un développement global, intégrant tous les aspects, spirituels et matériels, individuels et collectifs, de l’être humain. C’est en se sens qu’une politique évolutionnaire observe et participe à l’émergence de formes culturelles et organisationnelles inédites qui sont celles des sociétés de l’information.

Interpréter les crises que nous vivons comme autant de symptômes d’une même crise évolutive liée à un changement de paradigme c’est donner aux  mouvements protestataires et prospectifs les outils et les références qui leur permettent de mieux comprendre la dynamique novatrice qui les anime. C’est aussi leur permettre d’identifier et de diagnostiquer le choc de civilisation, né du conflit entre l’ancien paradigme et le nouveau, afin de promouvoir des stratégies créatrices et évolutives adaptées au monde qui est et à celui qui vient.

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