mardi 8 juin 2010

Le Sage et l'Erudit (5) L'Ombre



Ce billet est la suite et la fin des quatre précédents qui font partie d’une série intitulée Le sage et l’érudit (1), (4), traduction française d’un dialogue entre Andrew Cohen - le sage - et Ken Wilber - l’érudit - paru en Juin 2006 dans le magazine EnligthnmentNext suite à la sortie du livre de Ken Wilber, Integral spirituality.

Il est possible de retrouver la série de dialogues entre Cohen et Wilber intitulée Le sage et l'érudit sur le site du magazine
Eveil et Evolution , la version française du magazine américain. Ce site propose actuellement, à titre gratuit, la lecture d'un de ces entretiens intitulé Les interdynamiques entre la conscience et la culture. A lire absolument pour tous ceux qui sont passionnés par l’émergence de la culture intégrale.


L'Ombre
Cohen : Nous n’avons pas encore abordé la question de « l’ombre ». Ce chapitre du livre est pour moi l’un des plus puissants.

Wilber : Merci. Beaucoup de gens semblent avoir été profondément frappés par ce chapitre. D’une manière assez générale, l’idée de l’ombre repose sur le fait qu’il existe des aspects de notre propre moi qui sont dynamiquement refoulés, reniés. Et cette compréhension est, pour une grande part, une contribution de l’occident moderne et postmoderne. Quand on regarde le monde et que l’on fait la liste des cinq ou six vraies grandes idées apportées par diverses cultures, celle-ci serait sur la très courte liste – c’est l’une des grandes découvertes au sujet de la nature humaine, certainement avec la découverte des états d’illumination etc. Et bien sûr nous l’associons à des noms tel que Sigmund Freud, mais l’histoire de sa genèse remonte en occident à plusieurs centaines d’années, et quelques êtres d’exception ont travaillé dessus.

Ils ont vu que les êtres humains avaient des angoisses et des souffrances psychologiques, des névroses, des obsessions et des peurs et ils se sont demandé : « D’où viennent ces choses ? », J’espère avoir ajouté quelques perspectives personnelles à ce sujet mais je m’en remets aux découvertes de ces grands chercheurs.

En gros, l’ombre est ce que nous appelons le moi renié. Et l’ombre, comme tant d’aspects de la psyché a une histoire évolutive. On peut simplement utiliser le système des chakras pour donner un exemple simple. Quand le moi du jeune enfant se construit, il est identifié fondamentalement aux réalités matérielles – le stade oral de développement. Son moi tout entier, son sentiment du Je, est identifié au premier chakra. Aux environs de la seconde année, il commence à s’identifier au second chakra. Sa moi-ité se désidentifie du premier chakra, se désidentifie du simple royaume matériel et il commence à s’identifier aux pulsions émotionnelles et sexuelles. Son sentiment du Je est maintenant au deuxième chakra, l’équivalent des pulsions liées au stade magenta.

Si donc vous êtes disons, au second chakra et que vous avez certaines pulsions, comme par exemple des pulsions sexuelles ou de la colère, cela devient menaçant – parce que vos parents ou la société n’aiment pas cela, ou vous-même, parce que cela vous submerge – donc, vous allez prendre cette pulsion de colère et la mettre de l’autre côté de la frontière du moi. Alors c’est comme si ce n’était plus le moi ; c’est comme si cela ne vous appartenait plus. La colère monte encore, mais maintenant ce n’est plus votre colère, ce doit être celle de quelqu’un d’autre. Vous projetez donc cette colère, et vous la voyez chez les autres et autour de vous : « Quelqu’un est en colère ; je sais que ce n’est pas moi, donc cela doit être toi. »

Ce qui arrive alors, c’est qu’au lieu de vous sentir en colère, vous ressentez que tout le monde est en colère contre vous, et il est possible que vous commenciez à vous sentir déprimé à cause de cela, à avoir la sensation que le monde entier vous méprise. Maintenant au lieu d’être furieux, vous êtes triste. Et vous avez dès lors une névrose psychique – vous avez un symptôme, signe qu’un aspect refoulé de vous-même est désormais dans votre inconscient. Guérir implique en quelque sorte de devenir ami avec cette colère, de faire tomber la barrière du refoulement, de reprendre cette colère et de l’inclure dans votre moi, parce que c’est seulement quand elle devient une partie consciente de votre moi que vous pouvez vraiment vous en débarrasser. Alors vous pouvez passer au troisième chakra.

Maintenant, il est évident que vous irez au troisième chakra de toute façon, mais la question est que si le moi se sépare d’une partie de lui-même et la refoule, cette partie ne se développe plus. Elle reste au niveau auquel vous l’avez détachée parce qu’elle ne fait désormais plus partie de votre moi. La conscience continue sa marche de développement, mais si vous excluez quelque chose, cette chose ne fait plus partie du moi conscient et ne se développera pas avec vous. On finit alors par avoir toute une série de sous-personnalités ou de pulsions inconscientes liée à cet ombre. Et toutes vos petites sous-personnalités ne se développeront pas – elles resteront au niveau de développement auquel elles ont été refoulées.
Vous pouvez donc avoir une sous-personnalité rouge, une sous-personnalité ambre ou orange si, où que ce soit dans l’échelle de développement, vous prenez une partie de votre moi et que vous la passez de l’autre côté de la frontière du moi, en la transformant de la première personne Je à la deuxième personne Tu ou à la troisième personne Il ou Cela. (ndt : Les codes couleurs sont ceux du Spectre de la conscience à travers lesquels Ken Wilber définit les principaux stades évolutifs de la conscience dont on trouvera un shéma ici et )

Maintenant s’il suffisait de se débarrasser de ces pulsions comme cela et qu’elles restent où elles sont, il n’y aurait pas de problèmes. Mais la difficulté vient du fait qu’elles sont réellement des parties de notre propre moi et qu’à chaque fois que nous mettons quelque chose de l’autre côté de la frontière du moi, notre propre conscience s’amoindrit ; nous rétrécissons. Et cela nous empêche d’être dans l’instant présent. Même si nous pratiquons le « pouvoir du moment présent », si notre sous-personnalité « premier chakra » veut manger maintenant et que notre sous-personnalité « deuxième chakra » veut baiser maintenant, nous ne pouvons pas vraiment rester dans le Maintenant ! Donc, si notre conscience n’est pas libérée, nous devons véritablement travailler sur notre ombre, en plus de travailler sur les états de conscience et les stades de développement.

Cohen : Pour libérer notre conscience, nous devons nous approprier ces parties refoulées de nous-mêmes – les intégrer toutes, nous devons apporter de la lumière dans tous les coins obscurs et cachés de notre moi, il nous faut revendiquer la propriété de la totalité de notre moi – avant de pouvoir transcender de façon authentique notre ego au sens spirituel du terme.

Wilber : Exactement. Quand nous refoulons ces pulsions, nous ne les transcendons pas vraiment et nous ne nous désidentifions même pas d’elles ; nous nous dissocions d’elles. Et cela peut devenir un très gros problème. Donc, comprendre cette distinction nous permet de faire la différence entre deux indications très conflictuelles données le plus souvent par des gens qui essayent de nous aider – les thérapeutes et les professeurs de méditation – sur la façon dont nous devrions nous rattacher aux différents éléments de notre propre expérience, comme par exemple la colère. La Gestalt thérapie nous dira de nous identifier à elle ; le zen nous dira de ne pas nous identifier à elle. Alors que faire ? Si l’on médite et que la colère monte, devrions-nous nous identifier à elle ou ne pas nous identifier à elle ? La réponse est : les deux, mais dans le bon ordre.

Cohen : Oui, parce que la méditation et la thérapie sont deux contextes très différents avec des buts très différents. Quand j’étais chercheur, à l’époque de mes vingt ans, je me souviens avoir justement découvert cette dichotomie. En tant que méditant consciencieux, j’avais eu l’intuition de la différence entre l’expérience libératrice des états de conscience supérieurs et le fait qu’il y avait des dimensions émotionnelles et psychologiques de mon moi qui nécessitaient une sorte d’attention que la méditation seule était incapable de fournir. Malheureusement beaucoup de gens qui méditaient avec moi ne semblaient pas vraiment conscients de cette distinction.

Pendant des retraites Vipassana très intenses, je me souviens m’être assis au milieu de la nuit dans un état méditatif incroyable et avoir entendu, par surprise, des gens pousser des cris à vous glacer le sang ou pleurer de façon incontrôlable. Et j’ai toujours ressenti que ce contexte n’était pas approprié pour ce genre de catharsis psychodynamique. Je me rendais bien compte que ce genre de névroses et de problèmes développementaux etc... devaient être traitées dans des contextes thérapeutiques différents, mais je savais aussi que le contexte de la méditation se prêtait, au fond, à l’expérience d’un lâcher prise total.

Wilber : Oui, le contexte méditatif est bien celui du lâcher prise, mais nous ne pouvons le faire que si nous traitons d’abord nos pulsions dissociées. Ce que nous voulons faire est prendre le meilleur des deux mondes - thérapeutique et méditatif - sans diluer l’un ou l’autre. Mais si j’ai une colère dissociée, que je vais à une retraite Vipassana et que la colère monte et que tout ce que je suis censé faire est de dire : « La colère monte, la colère monte…. », je ne fais rien pour rompre le refoulement. Je ne fais rien pour me réapproprier cette colère. Je vois juste qu’il y a de la colère dans le monde surgissant vers moi et donc je prends peur : « Il y a la peur qui monte, il y a la peur qui monte… » Mais la peur est une émotion fausse parce qu’elle est une réaction à la projection de ma propre colère.

Cohen : Exact.

Wilber : Je ne suis pas censé me rapprocher de la peur – ce n’est pas authentique. C’est inauthentique. Donc, en faisant simplement Vipassana sur la base d’une émotion dissociée, on aggrave celle-ci.

Cohen : On l’aggrave vraiment !

Wilber : Il y a une grosse différence entre la désidentification transcendantale et la dissociation pathologique. Et une fois encore, s’il y a quelque chose que nous ne nous sommes pas approprié – que ce soit le pouvoir, le sexe, l’arrogance, l’émotivité, ou autre – et que nous essayons de lâcher, nous l’aggravons.

Prenons l’exemple de quelqu’un qui a dissocié sa peur et qui commence Vipassana sur cette base ou qui fait du Vedanta - « Qui suis-je ? Qui suis-je ? » - en lâchant la peur, en lâchant prise, en lâchant prise encore. « Je ne suis pas cela, je ne suis pas cela », et qui pense même que c’est une émotion inauthentique. Cette personne dit : « Je me sens mieux quand je fais cela, donc je sais que ça marche ».

Cohen : Bien sûr qu’elle se sent mieux – temporairement !

Wilber : Oui. Par analogie, vous vous faites renverser par un bus et vous restez assis dans la rue à regarder votre jambe cassée. Vous pouvez dire : « Je ne suis pas cela, je ne suis pas cela » et vous vous sentirez mieux. Vous pouvez effectivement passer à un état supérieur de conscience avec une jambe cassée et vous vous sentirez mieux et c’est bien. Mais je dis qu’il vous faut d’abord vous occuper de votre jambe cassée, puis ensuite dire « je ne suis pas cela, je ne suis pas cela », et vous aurez ainsi le meilleur des deux mondes. L’ombre est la jambe cassée donc on vous dira comment la réparer. On ne vous dit pas de ne pas faire l’autre chose mais il faut d’abord réparer la jambe cassée, puis seulement après faire Vipassana ou du Vedanta.

La jambe est le véhicule qui vous permet de remplir votre mission de bodhisattva ; c’est votre véhicule pour transmettre la vérité. Si vous êtes éveillé, que vous restez assis-là avec une jambe cassée et que vous ne pouvez plus aller nulle part, à quoi cela sert-il ? On ne peut pas enseigner avec une jambe cassée ! Mais beaucoup de gens le font. Ils ont réalisé ces états de conscience supérieurs mais ils ont des jambes cassées. Aussi ce que nous voulons faire fondamentalement, c’est guérir les véhicules - les être humains - à travers lesquels peut se manifester une conscience éclairée.

Cohen : Oui, j’acquiesce de tout mon cœur. Et pour être honnête, j’ai découvert qu’en fin de compte, s’approprier vraiment son ombre, ou être désireux de se voir sans condition, de façon radicale et continuelle, semble être non seulement plus excitant mais finalement plus important dans le processus de transformation, que d’adopter une posture de méditation. Dans le contexte de l’éveil évolutif, je travaille avec cette dimension obscure d’une manière différente, par certains côtés, du travail avec l’ombre qui peut être effectué dans un contexte thérapeutique.
Dans le contexte qui est celui de l’éveil évolutif, l’ombre est perçue comme une manifestation de l’ego, et la raison pour laquelle il est si essentiel de prendre la responsabilité de cette partie de nous, au prix d’un effort héroïque, c’est que nous pourrons, par nos actions, être à même de manifester dans ce monde, l’expression claire d’une intention vraiment éveillée.

Il s’agit de démontrer, semaine après semaine, mois après mois, année après année, cette dynamique spontanée d’intégration, cette intégrité dont la conséquence est la congruence entre l’intention et l’action de telle façon que nous pouvons dire sans équivoque : « Cet individu est éveillé ». Toute la question est que si l’individu n’est pas prêt à s’approprier son ombre, il va continuer à agir en fonction de toutes ces pulsions refoulées, à créer du karma, ce qui signifie que ses actes, mus par un manque de connaissance et de conscience auront pour conséquence de nuire aux autres.
Et toute la définition de l’éveil est que, au moins idéalement, nous soyons censés devenir si conscients, si éveillés que nous ne soyons plus créateurs de karma. Jusqu’à ce qu’on puisse s’approprier au moins une grosse partie de notre propre ombre, il ne nous est pas possible de prendre la responsabilité de nous-mêmes et de devenir un moi vraiment autonome, éveillé, intégré, qui peut réellement entreprendre le processus d’évolution.

Wilber : C’est certain !

Cohen : Honnêtement, quand on voit ce qu’il faut comme intensité et comme énergie spirituelle pour s’approprier toutes ces différentes parties du moi, pour s’efforcer vraiment d’en prendre la responsabilité puis de les transcender – cela concerne en fait peu d’âmes. Quand on considère l’amour réel pour Dieu nécessaire pour devenir véritablement entier, il faut dire que rares sont les individus qui prêtent vraiment toute leur attention à ce processus de maîtrise et qui veulent réellement le suivre. Pour finir, je crois vraiment qu’en fait, seuls ceux qui ont pris conscience d’un but plus étendu, plus grand que leur propre intégrité, leur propre salut ou même leur propre éveil, trouveront véritablement l’énergie et les ressources pour commencer à s’approprier ces parties plus sombres et plus inconscientes d’eux-mêmes et changer de manière assez significative pour faire avancer les choses dans le monde.

Wilber : Ils sont effectivement rares. Merci, mon ami.

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