Et la vie elle-même m'a dit ce secret : "Vois, dit-elle, je suis ce qui doit toujours se surmonter soi-même". Nietzsche
Dans une série de sept billets intitulée Effondrement et Refondation, nous avions analysé la relation entre un effondrement de plus en plus plausible de notre civilisation et l’urgence d’une refondation qui passe par l’émergence d’un nouveau modèle. Alors que, dans de nombreux domaines, l’humanité est entrée dans une phase de turbulence - hors des zones d'équilibre - il semble que les théories du chaos issues des sciences de la complexité permettent de mieux appréhender la situation actuelle entre émergence et effondrement.
Les travaux de prospective de Bruno Marion l'amènent à animer dans le monde entier des conférences sur les grandes mutations culturelles et sociétales. Il accompagne des équipes dirigeantes dans leur réflexion stratégique et dans l'adaptation de leur organisation à un monde devenu chaotique. Dans son nouvel ouvrage intitulé « Chaos, mode d’emploi », il explique comment les théories du chaos, en proposant une autre manière de voir le monde, nous donne des outils pour évoluer sur le plan individuel et collectif dans un monde chaotique et turbulent.
Cet ouvrage n’a pas pour but de faire du lecteur un expert en physique mais d’extraire des théories du chaos des outils permettant de voir, comprendre et agir dans un monde en mutation constante et en complexité croissante. Au lieu de subir l’effondrement, il nous est possible de surfer sur la vague du changement en œuvrant à l’émergence de nouveaux équilibres fondés sur une plus grande complexité. Car, comme le dit ce grand maître de sagesse que fut Francis Blanche : « Le meilleur moyen de ne pas avancer est de suivre une idée fixe ».
La révolution de la complexité
Quand la mécanique classique rend compte des systèmes à l’équilibre ou proche de l’équilibre, les théories du chaos étudient le développement des systèmes turbulents et/ou volatils en cherchant à comprendre les processus complexes et l’organisation subtile qui se déploient derrière le désordre apparent. Ces théories se sont développées dans le cadre des sciences de la complexité évoquées dans deux précédents billets : Intuition et complexité et La révolution noétique.
Ce nouveau paradigme de la complexité envisage l’univers comme un tissu de processus et d’interrelations assorties de propriétés émergentes qui se manifestent à travers des formes évolutives de plus en plus intégrées. Pour Joël de Rosnay : « La complexité est la grande révolution scientifique de notre temps… Désormais, les chercheurs, quelle que soit leur discipline, évoluent d’une vision analytique et séquentielle vers une vision systémique et intégrative. »
Dans son nouvel ouvrage comme dans sa conférence Naviguer dans un monde chaotique, Bruno Marion a le talent d'expliquer de manière vivante, simple et pédagogique, à l'aide d'exemples concrets, des notions abstraites et théoriques qui s'avèrent indispensables pour surfer sur le flux de complexité propre aux "sociétés liquides" dans lesquelles nous vivons. C'est ce qu'il fait dans l'extrait suivant de Chaos, mode d’emploi, avec les concepts d'équilibre, de rétroaction, de Tipping point, d'effondrement et d'émergence.
Émergence ou effondrement ? Bruno Marion
Bruno Marion |
Dans une de ses nouvelles, l’écrivain de science-fiction visionnaire Isaac Asimov nous raconte l’histoire d’un peuple qui de génération en génération, de civilisation en civilisation, demande à un ordinateur géant : « Serons-nous un jour capables de battre le second principe de la thermodynamique ? » Et pendant des générations et des générations, des siècles et des siècles, l’ordinateur répond systématiquement la même chose : « les données ne sont pas suffisantes pour répondre à cette question ».
Des milliards d’années passent, les étoiles et les galaxies meurent mais l’ordinateur, connecté directement à l’énergie de l’espace-temps, continue à calculer. A la fin, l’univers est mort mais l’ordinateur arrive enfin à sa réponse. Il sait maintenant comment battre le second principe… et c’est à ce moment-là qu’un nouvel univers nait. L’entropie règne et rien n’échappe à l’emprise implacable de la seconde loi de la thermodynamique. Voilà ce que nous avons appris à l’école : à chaque instant qui passe, notre monde, notre système solaire, voire notre galaxie toute entière se rapproche lentement de leur inévitable mort à la fin des temps. Le désordre ne peut qu’augmenter. Tout redeviendra poussière.
Que disent les théories du chaos ?
Mais les théories du chaos nous apprennent que cela n’est là qu’une partie de l’histoire ! Elles ne remettent pas en cause le second principe de la thermodynamique. Elles ne nient pas que tout redeviendra poussière mais elles nous montrent également une incroyable émergence de complexité depuis le début de l’univers. Depuis la nuit des temps, là où il n’y avait semble-t-il que le vide est apparu la matière, puis la vie, puis la conscience. L’univers n’a cessé de croitre en complexité. Il n’a cessé d’évoluer. L’homme, l’humanité ont fait de même.
Des atomes aux molécules, des organismes unicellulaires aux organismes pluricellulaires, du cerveau reptilien au cerveau des mammifères jusqu’au néocortex humain, l’univers n’a cessé de faire preuve d’une créativité inépuisable. Il n’a cessé d’intégrer l’existant pour croitre en complexité et évoluer, en passant par le minéral et le vivant vers une plus grande conscience, vers plus de beau, de vrai et de bon. Evolution, auto-organisation, intégration sont l’autre partie de l’histoire.
Nous vivons un moment unique où l’humanité, elle-même le produit de milliards d’années d’évolution, prend soudain conscience de ce processus évolutif. Les théories du chaos nous apportent des éléments essentiels pour comprendre comment on peut favoriser cette évolution vers plus de complexité (des volontaires pour le retour vers la mort et la poussière ?) Elles nous montrent comment un système peut évoluer vers plus d’entropie ou vers plus de complexité. Elles nous permettent également, avec une manière radicalement nouvelle de voir le monde, de participer à cette évolution. C’est la première fois dans l’histoire de l’humanité que l’homme prend conscience qu’il est à la fois le spectateur et l’acteur de l’évolution de l’univers.
Nous vivons un moment unique où l’humanité, elle-même le produit de milliards d’années d’évolution, prend soudain conscience de ce processus évolutif. Les théories du chaos nous apportent des éléments essentiels pour comprendre comment on peut favoriser cette évolution vers plus de complexité (des volontaires pour le retour vers la mort et la poussière ?) Elles nous montrent comment un système peut évoluer vers plus d’entropie ou vers plus de complexité. Elles nous permettent également, avec une manière radicalement nouvelle de voir le monde, de participer à cette évolution. C’est la première fois dans l’histoire de l’humanité que l’homme prend conscience qu’il est à la fois le spectateur et l’acteur de l’évolution de l’univers.
Alors redescendons des étoiles pour prendre un des exemples classiques utilisés dans les théories du chaos pour comprendre l’évolution des systèmes turbulents ou chaotiques : celui de l’eau qui s’écoule du robinet. Faite l’expérience chez vous (c’est encore plus évident à observer avec une rivière… mais c’est plus compliqué à réaliser en appartement !)
L’équilibre
Nous pouvons illustrer ces phénomènes de manière simplifiée avec les schémas ci-dessous.
Un système peut-être stable, à l’équilibre (symbolisé ici par une droite) : il ne bouge pas, il n’évolue pas.
Puis, le système peut, à partir d’un certain moment, se mettre à osciller, telle l’eau du robinet décrite ci-dessus, ou comme un balancier. C’est la partie symbolisée par une sinusoïde dans les schémas ci-dessus. Dans cette partie, le système est encore sous une certaine forme de contrôle. Il y a des effets de rétroaction négative (negative feedback). C’est comme un thermostat. Si la chaleur dépasse une certaine température, on coupe le chauffage. De même, si la température baisse trop, on rallume le chauffage.
A partir d’un certain seuil, appelé « Point de Déclenchement » ou « Tipping Point », le système peut alors sortir de l’équilibre. Les oscillations s’amplifient alors de plus en plus. Et les théories du chaos nous apprennent qu’une fois ce point dépassé, le système ne pourra jamais revenir à l’équilibre précédent. Il y a ce qu’on appelle des effets de rétroaction positive (positive feedback). Le phénomène s’auto amplifie. Plus la température est élevée, plus on met le chauffage.
Il y a de nombreux exemples de rétroactions positives dans les systèmes physiques, biologiques et sociaux. La rétroaction positive est ainsi à l’origine de notre naissance : la pression de la tête du bébé sur le col utérin stimule les contractions de l’utérus. Les contractions poussent davantage la tête sur le col, ce qui a pour effet d’accroître encore les contractions. La rétroaction positive contribue ainsi à l’expulsion du fœtus de l’utérus. Et nous voilà quelques années plus tard à écrire ou lire des livres sur l’avenir du monde !
Il y a de nombreux exemples de rétroactions positives dans les systèmes physiques, biologiques et sociaux. La rétroaction positive est ainsi à l’origine de notre naissance : la pression de la tête du bébé sur le col utérin stimule les contractions de l’utérus. Les contractions poussent davantage la tête sur le col, ce qui a pour effet d’accroître encore les contractions. La rétroaction positive contribue ainsi à l’expulsion du fœtus de l’utérus. Et nous voilà quelques années plus tard à écrire ou lire des livres sur l’avenir du monde !
Observons également la création d’un réseau social type Facebook. Si peu de gens l’utilisent, peu de gens ont envie de le rejoindre. Par contre plus vos amis l’utilisent et plus vous êtes tenté de vous y mettre. Plus il y a de gens qui l’utilisent, plus il y a de gens qui veulent l’utiliser, et plus il y a de gens qu’ils l’utilisent, et ainsi de suite. La rétroaction positive est donc une accentuation, une amplification, une accélération d’un processus par lui-même sur lui-même : croissance démographique, réaction thermonucléaire, capital placé à intérêts composés, dépression économique, panique d’une foule, etc. Dans le langage courant, on parle parfois aussi de cercle vicieux ou vertueux, selon si on aime ou pas l’accélération des effets…
Et enfin, après l’équilibre, les oscillations et la sortie de l’équilibre, que se passe-t-il ? Ensuite, après ce qu’on appelle le « point de décision », il y a alors deux possibilités : soit le système s’effondre, (collapse) c’est le second principe de la thermodynamique qui s’applique (« tout redeviendra poussière ») :
Soit il y a émergence (breakthrough) et le système trouve un nouvel équilibre à un niveau de complexité plus élevé. On retrouve alors les évolutions du vivant et de l’univers en général décrites ci-dessus : des atomes aux molécules, des organismes unicellulaires aux organismes pluricellulaires, du cerveau reptilien au cerveau des mammifères jusqu’au néocortex humain, le système intègre l’existant et s’auto-organise pour croitre en complexité :
Il est intéressant de noter que les mots chaos et turbulent ont pour la plupart des gens une connotation négative. « C’est le chaos », ou « c’est un enfant turbulent » sont rarement des compliments. Il faut en fait voir derrière ces mots simplement la description d’un état des choses. Ni bien, ni mal. Comme l’eau peut être à l’état de gaz (vapeur), de liquide ou solide (glace), un ensemble d’éléments, un système, peut être dans un état d’équilibre, linéaire, oscillant, ou encore turbulent et chaotique. On peut donc voir l’état turbulent ou chaotique comme une phase particulière d’un système. Comme la matière qui peut être en phase gazeuse, liquide ou solide, un système peut ainsi être en phase linéaire, oscillant ou chaotique. Et nous allons voir dans la suite de ce livre que ce que nous appelons ici système, cela va s’appliquer à l’être humain, à nos organisations, nos entreprises et à l’humanité toute entière.
Mieux voir et mieux comprendre le monde
Le chou romanesco : un exemple naturel de structure fractale |
Il s’agira donc de traiter un système avec les outils correspondants à la phase dans laquelle il se trouve. De nombreux aspects de l’humanité ou de nos organisations sont encore en phase d’équilibre, linéaire. On utilisera alors la mécanique classique pour comprendre et agir sur un système à l’équilibre ou proche de l’équilibre. Par contre comme nous l’avons vu dans la première partie de ce livre, l’humanité, dans de nombreux domaines, est sortie de l’équilibre et est entrée dans une phase turbulente et chaotique.
On utilisera alors les théories du chaos et nous serons capables ainsi de développer de nouveaux outils, de nouvelles lunettes pour bien voir et comprendre les « signaux faibles ». Nous pourrons également comprendre et surtout agir sur les parties de nos vies personnelles, de nos organisations et de l’humanité qui sont passées à une phase chaotique. Nous pourrons voir et comprendre les différentes évolutions, les crises, et œuvrer à l’émergence de nouveaux équilibres et à des organisations plus complexes et harmonieuses. Nous pourrons alors choisir d’œuvrer à l’émergence, et non pas subir l’effondrement.
Ressources
Le site de Bruno Marion. On y trouvera de nombreux textes et documents permettant d'approfondir la réflexions initiée dans le texte ci-dessus.
Chaos, mode d'emploi. Présentation de l'ouvrage
Chaos, mode d'emploi. Présentation de l'ouvrage
Conférence de Bruno Marion (Vidéo) : Naviguer dans un monde chaotique (30')
Conférence de Bruno Marion : L'avis du public (Vidéo)
Vidéo de Michel Saloff-Coste à propos de Chaos Mode d'emploi
Vidéo de Michel Saloff-Coste à propos de Chaos Mode d'emploi
Dans Le Journal Intégral : Effondrement et Refondation (Une série de sept billets). Réagir à l'effondrement (2). Les Transitionneurs (3). Les Convivialistes (4). Les Créatifs culturels (5). Catastrophe ou métamorphose (6). La Cosomodernité (7).
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