mardi 14 février 2012

Les Métamorphoses de la Poésie (1)

Roger Gilbert-Lecomte

Ceux qui croient pouvoir édifier un monde neuf sans bâtir un langage nouveau se trompent : tout ce monde est contenu dans son langage. Tiqqun
La quatorzième session de l’Université Intégrale, le 17 février, aura pour thème : « L’approche intégrale dans l’Art et la création contemporaine». Pour alimenter cette réflexion, nous avons présenté dans notre dernier billet intitulé Une synthèse de l'esprit humain, le contexte philosophique et culturel dans lequel Roger Gilbert-Lecomte, un des poètes du Grand Jeu, prononce en 1932 sa conférence intitulée Les Métamorphoses de la Poésie.

Parce qu’elle annonce une nouveau stade de l’esprit humain fondé sur la synthèse entre l’intuition sensible et la pensée conceptuelle, cette conférence de Roger Gilbert-Lecomte préfigure le nouvel esprit épistémologique qui va inspirer les minorités créatrices et les avant-gardes intellectuelles au vingtième siècle et qui s’exprime aujourd’hui, notamment à travers la transdisciplinarité et la vision intégrale.

La conférence dont nous proposons ci-dessous quelques extraits est composée de nombreuses notes, d’où certaines formulations elliptiques qui nécessitent de la part du lecteur une participation intuitive et une attention créative. Ceux qui voudraient lire la version intégrale pourront le faire ici.


Les Métamorphoses de la Poésie. Roger Gilbert-Lecomte

..." Le Grand Jeu " ne dissimule pas son messianisme particulier, sa manière de penser la liberté comme une libération en acte que l'on acquiert seulement en marchant dans le sens de l'évolution déterminée de l'avenir que l'on prévoit et que l'on veut, car du point de vue dialectique il n'y a pas vérité et erreur - relativisme - mais, si l'on pense droit, marche infaillible dans le sens du devenir de l'esprit...

A notre époque l'esprit n'a-t-il pas à se poser des problèmes d'une autre urgence et d'une autre importance que celui de l'avenir incertain d'un genre littéraire particulier ? A cela il convient de répondre tout de suite que l'avenir dudit genre littéraire m'intéresse fort médiocrement et que par " Poësie " j'entends bien autre chose et c'est là mon sujet. Il est vrai que l'acception du terme, pour autant que je l'agrandisse, ne peut néanmoins déborder le cadre de la vie spirituelle.

Je ne nie pas l'importance prééminente des questions économiques, politiques et sociales, et je crois qu'il est monstrueux de s'en désintéresser. La tour d'ivoire est la pire des excuses. Mais à chacun son domaine, à chacun sa spécialité et je crois que dans l'évolution générale d'une époque, dans un monde qui se bouleverse toutes les préoccupations s'équivalent et s'entraident au lieu de se bannir mutuellement.

L'édification d'un nouvel ordre social ou économique ne doit pas faire perdre de vue l'importance de l'édification parallèle d'une nouvelle culture, d'un nouveau stade de l'esprit humain — ce qui est le but du Grand Jeu.

Car le sujet que l'on fixe à la pensée comme point de départ importe peu. Nous en revenons toujours à l'expression d'une Métaphysique monotone, d'une seule révélation qu'il convient d'éclairer de tous les feux possibles. Développement cyclique et non pas linéaire d'une pensée dont je peux parler sans forfanterie car l'individu qui l'exprime n'est pour moi que le lieu géométrique dans le temps et dans l'espace du devenir de l'esprit. Et ce lieu géométrique que je suis n'a pas à s'enorgueillir de sa qualité d'individu qui ne lui vaut en propre que son coefficient d'erreur individuelle...

Toute la vie primitive est poésie

Ainsi nous en arrivons à une idée plus importante qui nous amène à considérer la valeur de l'expérience poétique et enfin la poësie considérée comme un mode de connaissance. Nous sommes ici à un carrefour d'idées sur l'aspect actif et passif de l'expérience poétique, sur la nature irréductible du fait lyrique, sur l'état lyrique considéré comme un moyen d'atteindre le monde nouménal, carrefour sur lequel il convient de jeter, comme on dit, la lumière de l'histoire, c'est à dire le bref exposé de l'évolution dialectique du concept de poésie à travers les âges.

La progression de notre exposé comme aussi bien celle de tout exposé qui se tient doit être en forme de serpent qui se mord la queue. Si bien que la naissance de la poësie dans l'esprit de l'homme qui correspond à l'apparition de l'homme sur la terre, et l'étude de sa nature se trouvera en conclusion même dans l'étude synthétique et l'aboutissement de l'idée. Nous parcourrons ainsi le cycle poétique qui va de ses origines au retour de son avenir.

Pour l'instant il suffit d'indiquer ce qui se démontrera plus tard que toute la vie primitive est poësie [de même qu'elle est toute la vie enfantine pour appliquer le principe de parallélisme évolutif de l'ontogenèse et de la phylogénèse].

Je ne veux pour preuve que cette constatation historique bien connue que dans toutes les littératures la poësie est antérieure à la prose, de même que dans la genèse de chacun de nous, la vie fonctionnelle du cœur, le battement du cœur est antérieur à 1a conscience et le rythme antérieur à la vie autonome.

Les trois phases évolutives de l’humanité

Chaque civilisation au fur et à mesure qu'elle s'éloigne de ses origines, s'éloigne de l'état poétique. En assurant son emprise sur le monde extérieur, en élaborant le système de ses connaissances abstraites et de leurs applications techniques elle perd son contact primitif avec la nature : elle remplace par des rapports indirects, ses rapports d'abord directs avec elle. Cette évolution durant laquelle s'atrophie un mode de pensée aux dépens d'un autre, s'accomplit en gros selon trois phases et je pense que, si l'on suit cette classification nous sommes à la fin de la seconde.

J'appelle la première poétique parce qu'elle est formée des éléments même qui, nous le verrons plus loin, constituent la poésie : elle est animique, mythique, légendaire, et magique. Ces qualités de l'esprit doivent peu à peu céder la place et disparaître. Selon une évolution fatale, être dévorés, servir de nourriture à la croissance de leur éternelle ennemie, la faculté d'abstraction. Toutefois historiquement les civilisations orientales n'ont pas suivi le même chemin que les civilisations occidentales.

Première phase : L'état primitif de la conscience humaine en état de réceptivité directe avec la nature et le jeu des influences cosmiques. Le système d'expression mythique et légendaire est la seule activité de l'esprit. La magie s'oppose à la science.

Seconde phase : L'homme d'Occident.

Troisième phase : Synthèse d'Orient et d'Occident.

Si donc l'on pense la civilisation rationnelle comme moment antithétique de la pensée primitive, moment à dépasser pour atteindre à une véritable synthèse de l'esprit humain. Je crois qu'en appliquant ce schème à notre histoire littéraire, la naissance du Romantisme, en dépit des confusions qu'elle propagea, marque cependant l'origine de la nouvelle orientation.

Une stérilisation de la sensibilité humaine

Auparavant, en dépit de hauts et de bas, de crises partielles qui n'intéressent guère que l'activité proprement littéraire et le jeu des influences étrangères [Renaissance, Tragédie classique] on assiste simplement à un long dessèchement de l'esprit poétique. De la chanson de gestes à l'encyclopédie on voit peu à peu l'esprit se partager en une recherche laïque et scientifique, d'autre part en une plus ou moins exacte obédience aux dogmes religieux peu à peu vidés de leur contenu vivant — la religion perdant peu à peu son dynamisme mystique pour devenir seulement un organisme social refuge de la morale réactionnaire [comme le pensait Voltaire].

Entre les deux tendances, nulle place pour l'esprit poétique. Ce phénomène coïncide avec un assèchement une stérilisation de la sensibilité humaine [voyez combien jadis les brutaux héros des épopées pleurent et s'évanouissent, exemples de passion] contre quoi s'élève le Romantisme. Seulement ce qui enlève une grande partie de sa valeur à l'ensemble de cette réaction, c'est sa façon de penser l'homme en opposant simplement le cerveau au cœur.

En croyant qu'il suffisait de rendre leur place aux sentiments, à la passion et à ses cris pour que la poësie gagne la partie. Cela est trop simple car même libérée, cette sensibilité est encore entachée des stigmates de la raison et l'esprit poétique - ce que le romantisme a ignoré - se place aussi bien sur le plan du domaine de la tête et des entrailles que sur le plan du cœur.

Les bastions avancées de la pensée

Et ne peuvent vraiment nous intéresser que ceux qui menèrent de front la lutte sur les trois plans. Dès le début du Romantisme, des hommes comme Novalis, Hugo, Blake marquent cette volonté de pensée concrète, de soumission aux sentiments et d'attention tournée vers la vie souterraine du corps. Pourtant la véritable tradition, l'arbre généalogique du lyrisme moderne est vraiment formé par la célèbre famille Edgar Poe, Nerval, Baudelaire puis Mallarmé, Rimbaud, Lautréamont.

... Cela signifie sans doute qu'à chaque époque une avant garde défend " les bastions avancés de la pensée " et que les contemporains sont à la traîne avec cinquante ans de retard. Ce décalage n'est pas du seul domaine de la poësie, il appartient à toute la vie de l'esprit. Les hommes politiques réalisent ce que les théoriciens ont élaboré au siècle précédent - Il faut en philosophie établir différents plans - Le sens commun fait sienne une philosophie morte un siècle auparavant et si l'Université reflète une pensée plus proche de nous, tous deux ensemble demeurent en général parfaitement fermés à la pensée vivante de leur époque.

Pour en revenir au strict domaine de la poësie, je crois que la dévalorisation de certains de ses éléments dans le temps, que son usure perpétuelle est la conséquence directe de la forme d'esprit actuelle de l'occidental. Pour qu'entre l'oeuvre et le lecteur le choc émotif se produise qui engendre l'état lyrique, il faut que le poëte lui impose des images bouleversantes, ces images perdent leur propriété dès qu'assez connues elles entrent dans le domaine public.

Par exemple le poëte aura recours à des images appartenant à la vie du rêve et par conséquent participant du trouble profond que l'état onirique engendre ou encore à des souvenirs profonds et inconscients de l'enfance et de ses étranges démarches de pensée car là s'est réfugiée la vie profonde de l'esprit.

Un mode de connaissance

Pour l'aède antique toute métaphore avait une égale et permanente valeur poétique car toute la vie du primitif baigne dans cette atmosphère animique et magique propre à l'état lyrique alors que la plus value que donne le sens commun aux images du monde extérieur sur les images de rêve — au lieu de l'équivalence de toutes les images — supprime en nous cette faculté de transmutation.

Pour lui-même d'ailleurs et pour les mêmes raisons, afin de provoquer en lui l'état réceptif de l'inspiration, le poëte doit avoir recours à des mécanismes inaccoutumés de la pensée, mettre en jeu des automatismes inconnus, rechercher sa liberté dans une activité non dirigée de l'esprit, contempler le résultat involontaire imprévu des mots qui, libres de leur sens entre eux, font l'amour.

Tel est l'ordre de recherches qui caractérisent ce mode d'activité très vaste que j'appelle poësie – restrictif en ce sens que je néglige dans cette acception du terme la plupart des œuvres en vers – immense en ce sens que je ne le limite pas à l'expression lyrique, même pas non plus à l'expression écrite de la pensée humaine mais que j'entends comme tout un mode de connaissance qui s'oppose à la raison discursive.

Au lieu de considérer la poësie comme un des arts, nous considérons non seulement dans tous les arts mais aussi bien dans la vie la poësie comme un état spécifique de la conscience engendré par un choc émotif de nature difficilement analysable, comme la transmission de cet état, et comme l'étude systématique des procédés qui permettent cette transmission.

(A suivre...)

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