jeudi 26 juillet 2018

Une Régression Anthropologique (1)


La seule option raisonnable est l'abolition du capitalisme. Anselm Jappe 

Dans la poursuite de notre réflexion concernant une Synthèse évolutionnaire associant vision intégrale et critique radicale, nous avons consacré à la “critique de la valeur” nos deux derniers billets intitulés Le Fétichisme de la Marchandise et Critique de la Valeur. Mieux vaut les avoir lu pour situer le contexte culturel et intellectuel dans lequel s’inscrit la réflexion d’Anselm Jappe dans son nouvel ouvrage La société autophage. Capitalisme, démesure et autodestruction. 

Dans l’espace francophone, Anselm Jappe est le principal représentant de la critique de la valeur, ce mouvement de pensée qui, dans la continuité de la critique de l’économie politique opérée par Marx, déconstruit les principales catégories du capitalisme. Suite à cette déconstruction, il apparaît que dans le système capitaliste toute vie sensible et toute relation sociale sont subordonnées aux diktats d'une valorisation abstraite transformant la qualité de la vie, sensible et concrète, en une quantité monétaire dans la perspective de cette survie qui est la vie réduite à l'économie. 

Dans La société autophage, Anselm Jappe élargit la critique de la valeur à la sphère des structures psychiques en analysant la subjectivité produite par le fétichisme de la marchandise. C’est ainsi qu’il analyse le paradigme "fétichiste-narcissique" fondé sur la relation organique qui se noue entre fétichisme marchand et subjectivité narcissique. Une relation ainsi décrite par Romaric Godin : « L’indifférence et la cruauté du capitalisme, obsédé par la valeur quantitative plutôt que par le monde réel, se retrouvent en miroir dans l’indifférence et la cruauté du narcissique pour autrui. In fine, l’individu, soumis à cette pulsion de mort du capitalisme, finit par entrer dans un processus de ressentiment et d’autodestruction. »

Fétichisme et narcissisme apparaissent dès lors comme les deux faces, à la fois complémentaires et interdépendantes, d'une valeur marchande dont l’hégémonie détermine à la fois une régression anthropologique et une crise de civilisation. Analyser le paradigme “fétichiste-narcissique” c’est mettre à jour une dynamique destructrice et auto-destructrice qui concerne aussi bien les individus que la société. Anselm Jappe illustre cette pulsion de mort du capitalisme avec le mythe grec d'Érysichthon, ce roi qui s'auto-dévora car rien ne pouvait assouvir sa faim. 

La compréhension de cette dynamique régressive nous paraît fondamentale, pour lui résister, la maîtriser et la transformer en participant à une dynamique évolutionnaire dont l'étude et la connaissance sont au coeur d'une approche intégrale. C'est pourquoi nous proposons, à travers deux billets estivaux, le texte d’un entretien donné par Anselm Jappe à Romaric Godin pour Médiapart où l’auteur évoque les principaux thèmes développés dans son ouvrage. La suite et fin de cet entretien sera diffusé d'ici une quinzaine de jours dans Le Journal Intégral. 

Un Sujet Capital


Penser la subjectivité capitaliste c’est renoncer à l'idée, forgée par la Raison moderne, que le " sujet " est un individu libre et autonome. Fruit de l'intériorisation des contraintes créées par le capitalisme, le "sujet" de la société marchande est devenu aujourd'hui un enfant perdu né de l’union entre le fétichisme de la marchandise et le désenchantement narcissique. Pour analyser le type de subjectivité produite par le capitalisme, Anselm Jappe se réfère notamment aux diverses interprétations du narcissisme véhiculées tant par la tradition psychanalytique que par les auteurs freudo-marxistes comme Erich Fromm, Herbert Marcuse ou Christopher Lash. 

Le sujet fétichiste-narcissique ne tolère plus aucune frustration et conçoit le monde comme un moyen sans fin voué à l'illimitation et la démesure. Cette perte de sens et cette négation des limites débouchent sur ce qu'Anselm Jappe appelle la " pulsion de mort du capitalisme " : un déchaînement de violences extrêmes, de tueries de masse et de meurtres " gratuits " qui précipite le monde vers sa chute. Dans ce contexte, les tenants de l'émancipation sociale doivent dépasser la simple indignation contre les tares du présent – qui est souvent le masque d'une nostalgie pour des stades antérieurs du capitalisme – et prendre acte d'une véritable " mutation anthropologique " ayant tous les aspects d'une dynamique régressive.

L’abstraction de la valeur (au cœur du fétichisme marchand) et l’absence au monde (au cœur du narcissisme) représentent les deux modalités, objectives et subjectives, d’une même régression anthropologique qui hante nos sociétés et conduit à une véritable crise de civilisation. L’analyse de cette dynamique régressive aboutit à une conclusion radicale qui est en fait la seule raisonnable dans le contexte actuel : l'abolition du capitalisme et son dépassement n'est ni un programme maximaliste, ni une utopie mais une absolue nécessité qui apparaît dès lors comme la seule forme de "réalisme". Ce qui est totalement irrationnel c’est de penser que ce processus de décivilisation peut continuer sans détruire progressivement tous les liens qui unissent l’être humain à son milieu naturel, social et culturel jusqu'à l'effondrement final !...

La perspective de cet effondrement devient si crédible qu'une nouvelle science vient de naître pour l'étudier : la collapsologie. Pablo Servigne et Raphaël Stevens sont les auteurs d'un ouvrage salué unanimement pas la critique : "Comment tout peut s'effondrer". Pour eux, la collapsologie est "l'exercice transdisciplinaire d'étude de l'effondrement de notre civilisation industrielle et de ce qui pourrait lui succéder, en s'appuyant sur les modes cognitifs que sont la raison et l'intuition et sur des travaux scientifiques reconnus." Selon ces deux auteurs : " Aujourd'hui l'utopie a changé de camp : est utopiste celui qui croit que tout peut continuer comme avant. L'effondrement est l'horizon de notre génération, c'est le début de son avenir. Qu'y aura-t'il après ? Tout cela reste à penser, à imaginer, et à vivre..."


Pulsion de mort et dynamique évolutionnaire

Dans une perspective intégrale, conscience, culture et société représentent, à chaque stade du développement humain, trois éléments interdépendants et complémentaires d’un même système en évolution. Dans un telle perspective, on ne peut penser le développement de la conscience (subjectivité) et de la culture (intersubjectivité) sans imaginer la transformation des structures objectives qui sont celles de l'organisation sociale (politique, économie, technologie).

Élevés dans le contexte d'une culture libérale qui réduit la société à des rapports interindividuels et la politique à l'économie, les intégralistes américains conçoivent l'économie de marché comme une forme naturelle et transhistorique des interactions humaines alors même qu'elle n'est qu'une forme historique - spécifique au capitalisme - définie par ces catégories fondamentales que sont la valeur, la marchandise, le travail et l'argent. Une critique radicale permet de déconstruire ces catégories pour se libérer de l'économisme dominant et envisager des modes de socialisation qui ne soient pas médiatisées par celles-ci.

Les intégralistes américains doivent donc remettre en question l'imaginaire capitaliste qui sous-tend leur réflexion de manière implicite. Cette remise en question passe, entre autre, par une critique sociale qui met à jour le paradigme "fétichiste-narcissique" propre au capitalisme contemporain ainsi que la régression anthropologique qui en est la conséquence. La nécessité d'une transformation radicale de la société devient une évidence dès lors que la pulsion de mort véhiculée par le capitalisme apparaît comme un obstacle fondamental au développement humain et à l'expression de la dynamique évolutionnaire au cœur de ce développement.

Le passage de l'humanité à un nouveau stade de son évolution, dans le champ de la conscience comme dans celui de la culture, doit être synchrone avec cette transformation radicale de la société qui implique l'abolition du capitalisme et son dépassement. Si les tenants de la critique de la valeur ne proposent pas de perspectives théoriques ou concrètes quant à ce dépassement, certains tenants d'une vision intégrale observent celui-ci dans l'émergence et le développement de nouvelles formes de pensée, de sensibilité et de socialisation. Ces formes novatrices seraient la manifestation d'une dynamique évolutionnaire permettant un véritable saut évolutif de l'économie à l'écosophie. Contrairement à l'abstraction économique qui nie la sensibilité et la vie concrète, l'écosophie est cette sagesse relationnelle fondée sur l'intégration de la vie/esprit à un milieu d'évolution - à la fois naturel, social et culturel - qui lui permet de se développer.

Nous espérons que cet entretien avec Anselm Jappe vous donnera l'envie de vous plonger dans la lecture de La Société Autophage pour nourrir votre réflexion et participer au débat d'idées passionnant ouvert par la perspective radicale de l'auteur. 

"La seule option raisonnable est l'abolition du capitalisme"

Entretien d’Anselm Jappe avec Romaric Godin. 


Le livre que vous publiez ces jours-ci, La Société autophage, explore en détail le devenir du sujet dans la société capitaliste. Le concevez-vous comme la poursuite des Aventures de la marchandise, qui exposait au public français la théorie critique de la valeur ? 

C’est d'abord une continuation, mais plus personnelle. L’ouvrage Les Aventures de la marchandise s’appuyait principalement sur les grands théoriciens de la critique de la valeur, notamment ceux qui écrivaient dans la revue allemande Krisis. Depuis, une partie de ces derniers, notamment Robert Kurz, ont fait évoluer cette théorie vers une théorie de la critique du sujet qui inclut une critique des Lumières. J’ai développé parallèlement mes propres idées, en m’intéressant également à l’apport de la psychanalyse. En cela, j’ai été particulièrement marqué par la lecture de Christopher Lasch et de ses ouvrages La Culture du narcissisme et Le Moi assiégé, mais j’ai également repris les ouvrages de Herbert Marcuse et Erich Fromm

À cela se sont ajoutées plusieurs autres lectures importantes pour la genèse de ce livre, celle du sociologue Luc Boltanski ou encore de Dany-Robert Dufour, avec qui je ne suis globalement pas d’accord, mais dont la lecture m’a paru suffisamment stimulante pour me donner l’envie de lui répondre. C’est ce parcours, qui a duré dix ans, qui m’a permis de construire La Société autophage. 

La théorie critique de la valeur souligne l’abstraction que le capitalisme par nature impose au monde. Est-ce là le point de départ de votre démonstration ? 

Ce qu’il est important de comprendre, c’est que la théorie critique de la valeur n’est pas une théorie purement économique. Elle s’inscrit dans la continuité de la pensée de Karl Marx, qui entreprend une critique de l’économie politique et non pas l'élaboration d’une théorie économique particulière. Marchandise, travail abstrait, valeur et argent ne sont pas, chez Marx, des catégories purement économiques, mais des catégories sociales qui forment toutes les façons d’agir et de penser dans la société. Ce n’est pas toujours explicite chez Marx, mais c’est ce que l’on peut tirer de ses écrits. C’est pourquoi je fais de la valeur un "fait social total", au sens où l’entend Marcel Mauss. 

Ces catégories sont, comme le dirait Emmanuel Kant, des formes a priori, des formes vides de sens qui sont comme des moules où tout doit rentrer. Ainsi, dans la société capitaliste, tout prend la forme d’une pure quantité d’argent et, au-delà même, d’une pure quantité en général. Cela va donc bien au-delà du seul fait économique. Ces catégories ne sont cependant pas des faits anthropologiques qui existeraient partout et toujours. Ce sont des formes qui progressivement s’imposent aux autres domaines de la vie, notamment aux relations sociales. On le voit avec l’émergence du "moi quantifié" dans le cadre de la mesure, par exemple, des prestations sportives. La quantification monétaire est une des formes les plus visibles de la société capitaliste, mais ce n’est pas la seule. 

La première partie de votre livre décrit l’histoire du sujet confronté à cette abstraction imposée par le capitalisme.

Oui, mais il est important de bien saisir la nature de cette abstraction. L’abstraction en tant que telle est un phénomène mental qui est évidemment une aide pour saisir le réel. On ne peut pas toujours parler d’un arbre particulier et l’on a donc recours à un concept général d’arbre. Mais il s’agit, ici, d’autre chose. Il s’agit d’une abstraction, la valeur, qui peut prendre n’importe quelle forme réelle par la quantification. Toute réalité peut être ramenée à une quantité de valeur. Elle devient alors une "abstraction réelle", concept qui n’est pas explicitement présent chez Marx, mais qui a été développé au XXe siècle. Et cela a des impacts très concrets. Un jouet ou une bombe ne deviennent ainsi plus que des quantités de la valeur abstraite et la décision de stopper ou de poursuivre leur production dépend de la quantité de survaleur, de plus-value, que ces objets contiennent. 

Nous ne sommes donc plus ici dans la vision marxiste classique d’une dialectique entre base et superstructure, où l’économie s’imposerait et où le reste s’adapterait à elle. Ici, il s’agit d’une forme générale abstraite, la valeur, qui s’exprime à tous les niveaux. J’aime ainsi à citer le linguiste allemand Eske Bockelmann qui souligne qu’au XVIIe siècle la musique est passée d’une mesure qualitative à une mesure quantitative. Et cette abstraction s’exprime, au même moment, dans la nouvelle physique de Galilée ou dans la nouvelle épistémologie de Descartes

C’est ici que prend forme l’un des éléments clés de votre pensée, la notion de fétichisme. Fondée par l'homme, la valeur dicte sa loi à l'homme. Un concept qui, selon vous, permet de saisir la nature du capitalisme au-delà des critiques habituelles.

Dans le concept marxien de fétichisme, qui découle de ce que l’on vient de dire, ce qui porte la valeur n’a aucune importance. Un jouet ou une bombe ne sont que des formes passagères d’une autre forme de réalité invisible, la quantité de travail abstrait, c’est-à-dire la valeur. Une fois cela compris, on peut aller au-delà de la simple vision moralisatrice de la société capitaliste. Le producteur de bombes produit des bombes non parce qu’il est insensible moralement, mais parce qu’il est soumis à cette logique fétichiste. L’immoralité peut s’y ajouter, mais ce n’est pas le moteur. Et, du reste, dans la société capitaliste, ce fétichisme touche aussi les ouvriers. Ceux qui fabriquent les bombes ne veulent pas perdre leur emploi. Tous participent à cette réalité, parce que tous sont soumis au fétichisme de la marchandise et de la valeur. 

Il ne faut cependant pas se limiter à une vision trop systémique de la réalité. Il existe aussi un niveau de réalité fait d’idéologies et de mentalités, où les acteurs veulent tirer des avantages réels de la situation et qui est nécessaire au bon fonctionnement du capitalisme. Les individus ne sont pas des marionnettes. Pour s’imposer, le capitalisme doit en passer par des systèmes de motivation et de gratification. C’est la carotte agitée devant l’âne. Seulement, ces motivations sont secondaires, elles peuvent toujours être remplacées par d’autres. Ce qui est essentiel pour le système, c’est l’existence d’une structure psychique spécifique. Et c’est ici que se joue la question du narcissisme du sujet. 

Narcissisme et valeur 


L’école freudo-marxiste avait tenté d’identifier et de combattre cette structure psychique, mais vous affirmez que leurs analyses ne sont plus pertinentes aujourd’hui. 

La première génération de marxistes, celle de la IIe Internationale (1889-1914), développait un paradigme économiciste. Toutes les personnes étaient censées agir selon leurs seuls intérêts économiques. Mais cette vision n’est pas parvenue à expliquer pourquoi des millions d’ouvriers se sont fait massacrer avec enthousiasme durant la Première Guerre mondiale, ni pourquoi ils se sont ensuite tournés vers les mouvements fascistes et autoritaires. 

C’est alors que des marxistes comme Wilhelm Reich ou Erich Fromm ont mis en avant l’importance de structures psychiques à l’intérieur du capitalisme en utilisant la théorie de Freud, jusqu’ici rejetée par la gauche comme "bourgeoise". Ce freudo-marxisme a expliqué comment les structures autoritaires pouvaient se reproduire par le complexe d’Œdipe. Chez Freud, ce complexe est perçu comme une garantie de civilisation, mais les freudo-marxistes en ont fait un facteur de domination des structures familiales. Dans les années 1950 et 1960, des penseurs comme Herbert Marcuse ont encore développé cette idée que la libération ne passait pas seulement par la politique, mais aussi par la libération des contraintes familiales et sexuelles. Cette pensée a eu beaucoup de succès et a conduit à des changements de mœurs durables. 

La question que je me pose dans mon livre est de savoir si ce changement a, au bout du compte, représenté un progrès. Sans partager les visions d’auteurs comme Lasch ou Dufour, qui peuvent entraîner des conséquences réactionnaires, on doit prendre leur diagnostic critique au sérieux. Car si d’un côté, cette évolution vers la liberté individuelle est évidemment positive, le diable, sorti par la porte, est rentré par la fenêtre. Il faut constater que l’individu issu de cette évolution est fondamentalement encore plus faible, justement à cause de la faiblesse de son surmoi. Il est la proie des pulsions de la consommation de marchandises. Et de fait, on a assisté à un renversement majeur. Le "parti du désordre", jadis celui des révolutionnaires, est devenu celui du système capitaliste. 

Ce sujet "idéal" pour la marchandise correspond à une nouvelle phase de l’histoire capitaliste, celle de l’émergence du néolibéralisme. Pourtant, dans ce livre comme dans les précédents, vous mettez en garde contre une critique du capitalisme qui serait réduite à sa seule forme néolibérale. 

La forme néolibérale représente effectivement la forme la plus récente et l’une de plus hideuses du capitalisme. Mais elle ne constitue pas quelque chose de fondamentalement différent de la phase précédente, celle des Trente Glorieuses et du capitalisme des monopoles. Pourtant, aujourd’hui, dans la sphère politique, les critiques du capitalisme le plus répandues ne sont que des critiques du capitalisme néolibéral et lorsqu’on leur demande ce qu’ils entendent par une société non capitaliste, ils avancent souvent une vision idéalisée des Trente Glorieuses. Pour ma part, je ne suis pas nostalgique de cette société qui a généralisé la chaîne de montage, une des pires abjections de l’histoire humaine, et où la marchandisation de la nature faisait l’objet d’un large consensus. Je ne crois pas qu’il faille idéaliser le fait que le droit à l’esclavage était un peu mieux réparti qu’aujourd’hui, comme le fait par exemple un Bourdieu. 

Et vous soulignez d’ailleurs que cette critique réduite du néolibéralisme peut conduire à une nostalgie d’une certaine forme d’autoritarisme. 

Je suis très sceptique quant à l’idée développée par Dany-Robert Dufour selon laquelle le néolibéralisme serait une "rupture civilisationnelle". Il me paraît difficile d’opposer comme le font lui et ses disciples un sujet fondamentalement faible actuel à un sujet supposé fort qui aurait existé jusque dans les années 1970. Certains pourraient avoir une nostalgie de ce supposé sujet fort, paternaliste. Pour moi, le sujet néolibéral est bien davantage une nouvelle étape d’un processus d’affaiblissement qui a commencé bien auparavant. On ne peut pas jouer les misères d’hier contre les misères d’aujourd’hui. La "rupture civilisationnelle" se situe bien avant le néolibéralisme. 

Une indifférence au monde

Extrait du Clip de PNL : A l'Ammoniaque

Dans ce cas, cependant, pourquoi le sujet néolibéral, comme vous le montrez, est-il sujet au narcissisme alors que le sujet de "l’ancienne forme de capitalisme" était plutôt soumis à une névrose classique, comme l’avaient identifié les freudo-marxistes ? N’y a-t-il pas eu là une forme de "rupture" ? 

Ce que j’essaie de montrer, c’est que le capitalisme naît effectivement entre la fin du Moyen Âge et le XVIIe siècle. Et il naît avec cette tendance narcissique qui fait partie de sa structure de base, parce qu’il y a dans la valeur une forme de reniement du monde. C’est pourquoi on peut déjà remarquer dans le cogito de Descartes cette forte tendance narcissique. Mais je pense que le capitalisme était alors présent en tant que puissance au sens aristotélicien et qu’il a coexisté avec des formes sociales plus anciennes contre lesquelles il a longtemps lutté, comme le féodalisme ou le paternalisme. Cela a pris des siècles pour vaincre les scories des autres époques et, pour reprendre un terme hégélien, coïncider avec son propre concept.  

Avec les crises des années 1970, le capitalisme a donc atteint cette forme plus proche de son concept. Et ce concept est précisément celui d’une indifférence au monde, particulièrement dangereuse pour l’humanité et la planète. 

Marx souligne que la valeur est le produit du travail abstrait. Pour lui, toute activité productive dans le capitalisme a, en effet, deux faces. La première, c’est qu’elle produit quelque chose de concret qui vient satisfaire des besoins. La seconde, c’est que toute activité nécessite une dépense d’énergie qui peut se mesurer en temps. C’est là la source de la valeur et, en ceci, toute activité se vaut, il n’y a pas de différence qualitative, mais uniquement des différences de quantité de temps dépensé, donc de travail abstrait. 

Or le capitaliste ne s’intéresse qu’à la survaleur, autrement dit à la valeur supérieure à celle investie au début. Il ne s’intéresse donc qu’à la quantité de valeur créée par chaque activité. Et face à la valeur, il existe une égalisation du monde. Toute chose se vaut et n’est que la portion plus ou moins grande de la même substance. Tous les objets et les services n’ont à justifier leur existence, non pas par la satisfaction d’un besoin ou d’un désir humain, mais par la quantité suffisante de survaleur qu’ils représentent. 

Avant même la lutte des classes, l’injustice ou les inégalités, on trouve ce que j’appelle - pour reprendre le mot de Joseph Conrad -  "le cœur des ténèbres" du capitalisme : cette indifférence totale pour le contenu et pour ce qui est le propre de l’être humain. C’est une différence fondamentale avec les sociétés précapitalistes qui, quelles qu’aient été leurs aspects déplaisants, n’avaient pas ce dynamisme aveugle qui consiste en une accumulation sans finalité de quelque chose qui n’a pas de contenu propre. 

Cet aveuglement est précisément celui du sujet narcissique, qui est le sujet propre du capitalisme. 

Selon la lecture de Freud que fait Christopher Lasch, le narcissisme se forme durant la petite enfance, avant le complexe d’Œdipe. L’enfant veut alors éviter la séparation avec le monde extérieur et ne veut pas reconnaître que l’on dépend toujours de quelque chose de plus fort que nous. Il compense son impuissance réelle par une toute-puissance imaginaire et magique qui passe par un désir de fusion avec le monde extérieur. Le narcissisme tel qu’on l’entend communément n’est donc qu’une forme du narcissisme freudien. Mais en réalité, tout le monde a une composante narcissique et ce que j’expose, c’est que la forme actuelle de capitalisme conduit moins à une extension du nombre de narcissistes qu’à une forte augmentation du « taux de narcissisme » dans la population entière. 

Le narcissique n’a pas intériorisé l’existence du monde extérieur, il passe à côté, il ne le connaît pas. Il ne connaît que son moi, comme pure fonction d’existence, et c’est pourquoi j’ai considéré que le cogito de Descartes était déjà si extraordinairement similaire au narcissisme. Le monde extérieur n’est donc qu’une extension de son propre moi, qu’il peut manipuler à son gré et disposer selon ses propres fantaisies.

Le narcissique ne peut établir de vrais rapports d’amitié ou d’amour parce que, pour lui, tous les autres sont interchangeables. Et c’est ici que l’on rejoint la notion de valeur chez Marx. Car de même que pour la valeur, tous les objets et les personnes sont interchangeables et ne sont que des incarnations temporaires d’une « substance » unique, quoique imaginaire, le monde réel n’est pour le narcissique qu’une vague hypothèse où rien n’a d’autonomie propre.

Le narcissique peut s’adapter à toutes les circonstances, à tous les emplois, à toutes les personnes… On comprend que l’individu fordiste des années d’après-guerre, avec ses valeurs, sa morale, son épargne, était devenu dysfonctionnel avec l’élargissement de la sphère marchande.

...A suivre dans le prochain billet du Journal Intégral

Ressources 

"La seule option raisonnable est l’abolition du capitalisme" Entretien d’Anselm Jappe avec Romaric Godin. Site Médiapart 

La société autophage  Capitalisme, démesure et autodestruction. Anselme Jappe éd. La Découverte

Les Aventures de la marchandise  Anselm Jappe  éd. La Découverte

Dans la rubrique Ressources de nos deux derniers billets nous avons proposé de nombreux liens concernant aussi bien les travaux d'Anselm Jappe que ceux de la Critique de la valeur. Les lecteurs qui désirent développer leur connaissance de ce courant d’idées peuvent s’y référer : Le fétichisme de la valeur et Critique de la valeur

Bibliographie et netographie francophones sur la critique de la valeur  Site Critique de la valeur.

Le capitalisme narcissique d’Anselm Jappe  France Culture Émission la Grande Table 33'

Dans Le Journal Intégral

Ecosophie : une sagesse communeCivilisation, décadence, écosophie - Vers une Synthèse évolutionnaire - Effondrement et Refondation : une série de sept billets

A lire plus particulièrement les textes sélectionnés dans les libellés Critique de la Valeur et Sortir de l'économie.

Vidéos You Tube avec Anselm Jappe

Entretien d’Anselm Jappe avec Judith Bernard au sujet de La Société autophage provenant de la chaîne Hors-Série (1h06) 

Autodestruction et démesure du capitalisme Un entretien avec Anselm Jappe au sujet de La Société Autophage sur la chaîne Xerfi Canal (8'49") 

Anselm Jappe, Une analyse pertinente de la crise (2013). Chaîne de Serge Tostain (1h05) 

Qu’est-ce que le capitalisme selon Marx ? Une conférence d’Anselm Jappe. Chaîne du Groupe vaudois de philosophie. (1h12)

Philosophie et libération  (2012) Conférence d'Anselm Jappe. Chaîne Penser l'émancipation

2 commentaires:

  1. Belle analyse...
    je suis tout à fait d'accord sur le fait que la société actuelle augmente le taux de narcissisme des individus qui la composent et que ce narcissisme croissant (dont on peut observer les effets partout autour de nous, jusque dans la personnalité de nos dirigeants) nous entraîne vers une négation du monde extérieur, vu uniquement comme un moyen de satisfaire ses propres pulsions...ses propres besoins égoïstes et immédiats.
    Le tout dessine une spirale infernale qui laisse présager un effondrement général sans doute dramatique, mais qui pourrait être aussi le choc salutaire permettant un nouveau départ...

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    1. Le terme de spirale infernale est bien trouvé. Ce qui se joue aujourd'hui c'est la tension entre Éros, la dynamique créatrice de la spirale évolutionnaire, et Thanatos la dynamique régressive d'une spirale infernale. D'ailleurs, j'aborde ce combat archétypal entre Éros et Thanatos dans le prochain billet...

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