jeudi 17 janvier 2019

Une Insurrection des Consciences


Au milieu de l’hiver, j’apprenais enfin qu’il y avait en moi un été invincible. Albert Camus 


Il y a quinze mois, le 21 Septembre 2017, dans un billet intitulé Le Déni ou le Défi, j’écrivais ceci: « La crise systémique que nous vivons nous oblige à choisir de toute urgence entre la marchandisation ou le réenchantement, c’est-à-dire entre la soumission aux mécanismes de la quantité ou l’insurrection qualitative de la vie/esprit… Ne sentez-vous pas dans l'air ce climat d'insurrection qui commence à saturer l'atmosphère ? Quelle étincelle fera le contact explosif entre le feu de la vie et la foudre de l'esprit ? … Ne laissons pas aux violents et aux fanatiques l'usage exclusif de cette énergie insurrectionnelle. Mobilisons notre présence et notre attention au sein d'une intelligence collective qui canalise ce feu sacré pour le transfigurer en force créatrice. » 

Dans notre dernier billet, intitulé Le Fétichisme de l’Abstraction, nous expliquions la formule sibylline à travers laquelle nous présentons le Journal Intégral comme « la chronique d’une insurrection des consciences contre le fétichisme de l’abstraction ». L’observation du climat insurrectionnel, ces dernières semaines en France, confirme nos intuitions et conforte notre réflexion sur l’urgente nécessité d’un changement de paradigme face à une crise de civilisation qui pourrait bien être le signe annonciateur de son effondrement prochain. Ce billet-ci, consacré à l'insurrection des consciences, s'inscrit donc dans la continuité du précédent sur le fétichisme de l'abstraction et le complète, tant ces deux réalités sont pour nous indissociables. 

Ce climat insurrectionnel apparaît comme une réaction vitale face à un effondrement qui se manifeste tant par la dévastation de nos écosystèmes que par la marchandisation généralisée de nos sociétés et par de nombreux symptômes de régression psychique. La vitalité de cette réaction provient d'une sensibilité collective qui s'exprime à travers des formes originales, bien souvent inaudibles pour les tenants d'un pouvoir technocratique. Nous chercherons donc à dépasser les sempiternelles interprétations réductrices - économiques, sociales et politiques - pour continuer la modeste phénoménologie de l’insurrection esquissée dans des textes antérieurs, notamment Une insurrection spirituelle ou L’insurrection poétique

Notre méthode : distinguer la dimension qualitative de l'énergie insurrectionnelle et les différentes formes - violentes ou non-violentes - à travers lesquelles elle se manifeste et auxquelles on la réduit trop souvent. En puisant dans les cultures traditionnelles, nous ébaucherons une "énergétique de l'insurrection" pour saisir une dynamique échappant au réductionnisme analytique qui segmente, de manière artificielle et superficielle, une totalité sociale en évolution. Une telle réflexion peut être considérée, avec un peu d'ironie, comme une contribution au "grand débat national" impulsé par les autorités. Un débat qui cherche à réduire la vitalité créatrice de l'énergie insurrectionnelle à des formes acceptables par un système techno-marchand dont elle cherche précisément à s'émanciper !...

L'Imprévisible

Le 8 Novembre 2018, en exergue du billet intitulé L’évolution créatrice, je proposais cette citation de René Char : « Nous demandons à l’imprévisible de décevoir l’attendu. » Et l’imprévisible eut lieu quelques jours plus tard sous la forme d’un soulèvement populaire qui attestait l'irruption des "Invisibles" dans le champ de la visibilité sociale et médiatique. Si l'imprévisible sert de médiation entre l'invisible et le visible c'est parce qu'il exprime la dynamique de l'évolution créatrice : à partir d'une émergence spontanée se développe un mouvement irréversible qui se manifeste à travers des formes novatrices.

Quelles que soient les scories que comporte le mouvement des gilets jaunes, quels que soient les parasitages dégradants, voyons que, dans le soudain redressement des courbés, dans la vocifération des ignorés, dans l’exaspération des derniers de cordée, il y a la revendication d’hommes et de femmes, de vieux et de jeunes, d’être reconnus comme êtres humains à part entière. Edgar Morin

Ces paroles d'Edgar Morin font écho à celles prononcées par la philosophe Simone Weil qui témoigne de la grève des ouvrières de la métallurgie durant le Front Populaire en 1936 : "Dans ce mouvement, il s'agit de bien autre chose que telle ou telle revendication particulière, si importante soit-elle... Il s'agit, après avoir toujours plié, tout subi, tout encaisser en silence pendant des mois, des années, d'oser se redresser, se tenir debout. Prendre la parole à son tour."

Que peut-on comprendre à l’insurrection des consciences en réduisant la force insurrectionnelle aux formes à travers lesquelles elle se manifeste ? Bien au-delà du prix de l’essence, le vrai problème c’est la perte de l’essentiel qui donne un sens à la vie et une cohésion aux communautés humaines. Perdre l’essentiel c’est réduire l’être humain à sa fonction économique de producteur/consommateur mais c’est aussi fragmenter les communautés humaines en monades individuelles et isolées qui en viennent d’abord à s’ignorer puis à se combattre.

L'insurrection des consciences n'est pas  réductible au redressement de la courbe du chômage ou à celle du pouvoir d'achat. Elle vise à redresser la tête des hommes, courbés sous le joug d'un système inhumain, afin qu'ils puissent retrouver le sens d'une verticalité sans laquelle aucune dignité n'est concevable. C'est la réaction d'une vitalité créatrice à  la violence technocratique qui nie la dignité et la sensibilité des individus en contestant leur qualité d’être humain pour les réduire à une fonction de simples agents économiques dans la grande mécanique du marché. "Quand on prive le gens de dignité, vient un moment donné où ils demandent réparation" Michel Onfray.

Ce sont des besoins vitaux de sens, de justice et de reconnaissance qui animent une insurrection des consciences. Le besoin de sens est celui d'une liberté en quête d'un idéal et d’une transcendance. Le besoin de justice est celui d'une égalité en quête d'humanité et de dignité. Le besoin de reconnaissance est celui d'une fraternité en quête de solidarité et d'appartenance.

Le Jaune et le Noir 


Évoquant le mouvement des "Gilets Jaunes" dans un texte intitulé Les raisons de la colère, Raoul Vaneigem écrit : « Le trou noir de l’efficacité rentable absorbe peu à peu la joie de vivre et ses galaxies. Sans doute est-il temps de reconstruire le monde et notre existence quotidienne. ». 

Filons la métaphore astronomique avant de risquer une interprétation énergétique : les images de foules en jaune font penser à l’éruption d’une lumière qui se libère de l’énorme pression exercée par le trou noir de l’efficacité rentable. Symboliquement, cette fluorescence apparaît dès lors comme surgissement d’une énergie lumineuse – celle de la vie/esprit – longtemps comprimée par un système inhumain régi par ces deux formes complémentaires que sont le fétichisme de l’abstraction (sur le plan culturel) et le fétichisme de la marchandise (sur le plan social). 

Un tel système freine et bloque la circulation de cette énergie qui s’accumule dans l’individu comme dans la société sans pouvoir s’exprimer et s’échanger, se transformer et se libérer. Cette obstruction de la vie/esprit suscite en l’être humain une pression extraordinaire à l’origine d’une détresse spirituelle, d’une angoisse existentielle, d'une destructuration sociale et de nombreuses pathologies psycho-corporelles. 

Arrive le moment de crise où cette énergie, comprimée comme dans une cocotte-minute, se libère selon un processus décrit par Émile Zola : « Quand on enferme la vérité sous terre, elle s’y amasse, elle y prend une force telle d’explosion, que, le jour où elle éclate, elle fait tout sauter avec elle. »  Quand on nie la dimension qualitative et sensible de la vie humaine au profit d'une vision comptable, il ne faut pas s'étonner que  des explosions sociales témoignent d'un malaise profond qui est celui d'une civilisation en crise, incapable de répondre au besoin vital de sens inhérent à la conscience humaine.

Face à la dimension spectaculaire de tels phénomènes, il convient de ne pas être sidéré, fasciné ou hypnotisé par la façon dont la compression de l'énergie vitale se libère sous  forme de violence explosive. Il s’agit plutôt de comprendre et de maîtriser les lois de l’énergie humaine enseignées par toutes les voies de sagesses. Une telle connaissance doit permettre de canaliser la puissance explosive de ce feu sacré pour le transmuer en force créatrice plutôt que de se laisser emporter dans l'impasse d’une fragmentation destructrice.

Une acupuncture sociale


Hermès (le Mercure latin), messager des Dieux chargé de transmettre les nouvelles est aussi le gardien des carrefours. Les ronds-points sur lesquels se rassemblent les "Gilets Jaunes" expriment aussi leur volonté de réguler la circulation d’une parole qui leur a été confisquée par une idéologie dominante s'exprimant ad nauseam à travers les médias de masse, propriétés de l'oligarchie.

Dans une société désormais totalement atomisée par quarante ans d’hégémonie d’idéologie néolibérale et de règne d’un capitalisme rentier et spéculatif, il n’y a plus guère de collectifs mais uniquement des individus, des particules élémentaires prises dans des mouvements browniens, qui essaient de retrouver un peu de chaleur humaine et de sens en se référant à des communautés mi réelles mi fantasmatiques. Le club des convivialistes 

En ressemblant à de grands "chakras" ou à des points d'acupuncture - ces nœuds énergétiques décrits dans les traditions spirituelles - les ronds-points deviennent des lieux où se renouent, dans le feu de l’action, certains liens de solidarité détruits par le fétichisme marchand. En libérant une énergie collective, ces liens tissent à nouveau le sens du commun. En stimulant des ronds-points névralgiques, cette forme d’"acupuncture sociale" rétablit une circulation d'énergie dans le corps social. Beaucoup de reportages décrivent le même phénomène : « Là où il n’y avait plus qu’isolement et désolation on ressent à nouveau la chaleur et la joie d’être ensemble. » Le Club des Convivialistes

Ces "Aventins" que sont les ronds-points contemporains redisent, tout simplement, le plaisir d’être ensemble pour être ensemble. Ce qui est une efficace manière de lutter contre une technocratie de plus en plus abstraite, considérant avec mépris un peuple débile, incapable de comprendre, comme le signalait il y a peu un dirigeant de la majorité politique « l’intelligence et la subtilité de l’action gouvernementale »… C’est une socialité de base, rassemblant ce qui est épars que l’on retrouve autour des feux ponctuant les ronds-points. Ces feux sont comme autant de foyers où l’on se tient chaud et où se concocte le renouveau des solidarités organiques, cause et effet de toute société… Il y est question de générosité, d’entraide, d’échange et autres valeurs essentielles. Ce qui reste incompréhensible, parce que quelque peu archaïque, à des élites purement rationalistes, ayant quelque mal à comprendre l’importance de l’immatériel. Michel Maffesoli

Beaucoup de commentateurs se sont étonnés de l'originalité du mouvement des "Gilets Jaunes" qui, par son émergence spontanée sur les réseaux sociaux, son refus des leaders et des représentants, des médiations institutionnelles et des corps intermédiaires, son enracinement territorial et sa forte féminisation, sa posture transpartisane et son horizontalité, son expression comme ses modes d'action, ne correspond pas aux normes habituelles de la tradition contestataire, syndicale ou politique. Ce mouvement apparaît comme la réactivation d'une sensibilité collective qui, face à l'individualisme et à "l'ultra-moderne solitude", retrouve le sens du commun et de la solidarité en tissant des liens humains à partir d'affects partagés.

Il semble que ce mouvement soit l'expression actuelle et singulière d'un courant insurrectionnel qui se développe depuis des années, dans le contexte d'une crise de civilisation, sur la planète et sous diverses formes, comme une "puissance destituante" qui remet en question les paradigmes dominants. C'est dans cette perspective que nous avons rendu compte dans Le Journal Intégral des divers évènements ayant participé au "mouvement des places" - les Indignés espagnols, Occupy Wall Street, les révolutions arabes, Nuit Debout-  tout comme nous avons évoqué la lutte des Zadistes pour de nouvelles formes de vie et de pensée.

Cette "puissance destituante" est celle d'une sensibilité collective dont les manifestations échappent aux logiciels explicatifs des interprétations dominantes. Il ne s'agit donc pas de projeter sur ces mouvements les interprétations abstraites habituelles, mais de développer une sensibilité empathique et une observation participante qui leur correspondent. C'est en ce sens que l'approche énergétique traditionnelle nous paraît tout à fait légitime pour rendre compte d'une dynamique sociale qu'une analyse sectorielle ne peut saisir que de manière fragmentée et réductrice, chosifiée et superficielle.

Le Feu Sacré


Dans les grandes cultures traditionnelles, l’être humain est considéré comme un organisme vivant, sentant et conscient à l’intérieur duquel s’opère une circulation d’énergie entre ce deux pôles, matériel et spirituel, que sont la Terre et le Ciel. Cette circulation énergétique - de bas en haut (transmutation) et de haut en bas (inspiration) - s’effectue à travers divers strates : la matérialité physique (pied), le feu de la vie (sexe), la lumière de l’âme (cœur) et la vibration de l’esprit (tête).

Quand le fétichisme de l'abstraction cristallise le mental jusqu'à le couper d'une inspiration supérieure, celui-ci se transforme en une sorte de "coiffe" intellectuelle (rationaliste et technocratique) qui empêche la libre circulation de l’énergie vitale entre Terre et Ciel. Ce qui a pour conséquence une pression et une compression énergétique à l’origine des nombreux problèmes individuels et collectifs évoqués précédemment.

Si on peut qualifier l'insurrection de feu sacré, c'est qu'elle relève d'une poussée verticale propre à l'instinct vital. L'étymologie permet de mieux comprendre cette dynamique puisque le mot "insurrection" est emprunté au bas latin "insurrectio" : "action de s'élever" (in : dans ou vers et surgere : surgir). Ce mouvement d'insurrection naît du surgissement intérieur des forces créatrices de la vie animées par le souffle libérateur de l'esprit.

Issue des profondeurs de l’instinct vital, une énergie insurrectionnelle va donc chercher à transformer, à renverser, voire à détruire, tout ce qui entrave la circulation harmonieuse entre les racines telluriques et les branches spirituelles de cet arbre de vie et de connaissance qu’est l’être humain. L'énergie insurrectionnelle émerge des profondeurs instinctives comme un feu sacré en quête du souffle inspiré qui permet à la vie de se libérer de la pesanteur matérielle. Cet élan libérateur et transcendant qui anime la force insurrectionnelle fait qu’elle est absolument irréductible aux diverses formes auxquelles on voudrait la réduire et dans lesquelles on voudrait l’enfermer.

L'insurrection c'est - dans le double sens du terme - la manifestation de la vie/esprit contre tout ce qui l'empêche de se développer. Le sens de la vie est celui de son développement continu. Quand ce développement est interrompu, le sens est interdit. C'est cette interdiction que transgresse le feu sacré à travers un puissant élan vital qui libère la parole, la pensée et l'action.

Effrayés par les incendies à travers lesquels il se manifeste, les technocrates cherchent à éteindre ce feu sacré au lieu de le canaliser pour en faire le moteur d'un saut évolutif rendu nécessaire par la crise de civilisation et les risques d'effondrement qu'elle préfigure.

Tous les grands visionnaires qui ont fait évoluer l’humanité furent des insurgés contre l’ordre établi, qu’il soit social ou politique, culturel ou spirituel. Rien de grand n’a été fait dans l’histoire qui ne soit animé par ce feu sacré capable de renverser et de transformer  les formes dégénérées qui font obstacle à la force créatrice de la vie/esprit. Cette "puissance destituante" du feu sacré est toujours synchrone à l'émergence de formes inédites à travers lesquelles se manifeste cette force créatrice.

L'insurrection des consciences maîtrise, canalise et utilise les forces destructrices, liées à la spirale infernale de l'effondrement, pour permettre l'émergence de nouvelles formes inspirées par la spirale évolutive de la vie/esprit.

Attention ! Quand s’éteignent les lumières de la conscience, s’allument les bûchers de la violence. Seule la profondeur radicale d’une vision inspirée est à même de canaliser et de transmuer la puissance d'une énergie insurrectionnelle. Ce processus de transmutation permet d'éviter une explosion de violence qui sera récupérée par le système pour renforcer une emprise dont cette énergie cherche précisément à se libérer.

Violences

La construction d’un monde nouveau et la résolution de ne jamais y renoncer démantèleront plus sûrement le vieux monde que l’affrontement rituel des lacrymogènes et du pavé. Raoul Vaneigem 

C'est bien souvent un profond désir d'auto-destruction qui s'exprime dans la fascination adolescente et suicidaire pour la violence. Il faut se guérir du premier et se libérer de la seconde pour opérer la distinction subtile et essentielle entre la force insurrectionnelle et les formes de violence à travers lesquelles elle se manifeste bien souvent, faute de pouvoir s'exprimer autrement. Une fois opérée cette distinction, il faut être assez inspiré pour donner à la force insurrectionnelle une forme correspondant aux exigences de radicalité, de sens et de transcendance qui l’animent.

Avant d’être le refus de la violence, la non-violence c’est la reconnaissance de la puissance créatrice de la vie/esprit telle que Gandhi, Martin Luther King ou le vieux Mandela l’ont incarné." La non-violence ce n’est pas simplement ne pas être violent ; c’est aussi agir positivement pour résister à l’oppression et faire naitre le changement". Gandhi 

Pour distinguer la force insurrectionnelle des formes à travers lesquelles elle peut se manifester, il faut opérer la distinction entre trois types fondamentaux de violence - institutionnelle, révolutionnaire et répressive - décrits par l'évêque brésilien Dom Helder Camara : « La première, mère de toutes les autres, est la violence institutionnelle, celle qui légalise et perpétue les dominations, les oppressions et les exploitations, celle qui écrase et lamine des millions d’hommes dans ses rouages silencieux et bien huilés. La seconde est la violence révolutionnaire, qui naît de la volonté d’abolir la première. La troisième est la violence répressive, qui a pour objet d’étouffer la seconde en se faisant l’auxiliaire et la complice de la première violence, celle qui engendre toutes les autres. Il n’y a pas de pire hypocrisie de n’appeler violence que la seconde, en feignant d’oublier la première, qui la fait naître, et la troisième qui la tue. » 

Partie intégrante de la violence institutionnelle, la "violence symbolique" évoquée par Bourdieu est un monopole d’interprétation véhiculé par l'idéologie dominante qui interdit aux dominés de penser la réalité de leur aliénation. C’est ainsi que, bien souvent, les dominés donnent à leur souffrance un sens fourni par l'idéologie dominante et ses institutions. Jadis ce sens était religieux, il est devenu aujourd'hui celui d'un fondamentalisme marchand qui utilise le champ sémantique de l'économie : la quête d'une puissance créatrice est ainsi réduite à celle du pouvoir d'achat !... 

Le déni de la violence sociale est cette forme suprême de violence à laquelle Bourdieu donnait le nom de violence symbolique (Frédérique Lordon). La violence symbolique tend à créer chez ceux qui la subissent un conflit entre leurs ressentis et leurs représentations. Ce conflit interne crée un effet de sidération qui tend à neutraliser toutes pensées et toutes actions émancipatrices.

Parce qu’elle cache la vérité à travers un langage dévoyé, la violence symbolique est une malédiction (du latin male-dicere : mal dire). Dans une formule devenue célèbre, Albert Camus a décrit les conséquences de cette malédiction : « Mal nommer les choses, c’est ajouter au malheur du monde. » Le retour aux sources d’une présence vivante permet de se délivrer d'une telle malédiction à travers des formes créatrices et un langage inspiré où s'expriment le flux vibrant de la sensibilité.

La violence symbolique est une malédiction qui se retourne toujours, à un moment ou à un autre, contre les apprentis sorciers qui ont trahi le mouvement créateur de la vie pour promouvoir leurs intérêts.

Une abstraction totalitaire


De nos jours, il vaudrait mieux parler de violence technocratique que de violence symbolique dans la mesure où le monopole d’interprétation des dominants relève d’une abstraction totalitaire qui dénie et dévalorise les liens symboliques, les visions créatrices et les élans transcendants inhérents à la conscience humaine depuis l'aube des temps.

Et s'il y en a un, voilà le vrai visage du totalitarisme aujourd'hui : la conspiration terrible, tyrannique et secrète de toutes les forces intellectuelles et sociales qui condamnent l'être humain à une existence sans aucune verticalité. Abdennour Bidar

La violence technocratique est, dans son principe même, une entreprise réductionniste. Réduction des exigences qualitatives à des besoins quantifiables. Réduction de la puissance d'agir à un pouvoir d'achat. Réduction d'une insurrection spirituelle à une révolte politique. Réduction d'une crise de civilisation à des solutions technocratiques. Tout ceci peut être résumé symboliquement par la tentative prosaïque de réduire la quête du sens à la baisse du prix de l'essence.

Les albums d'Astérix évoquaient un village d'irréductibles gaulois qui résistent à l'envahisseur. L'irréductibilité est cette force insurrectionnelle qu'il faut cultiver et développer pour garder son intégrité face à l'emprise réductionniste de la technocratie.

Si l'énergie insurrectionnelle apparaît si effrayante, c'est qu'elle est dotée d'une puissance subversive qui oblige à modifier notre vision du monde ainsi que les modes de vie et de pensée qui en découlent. Que d'efforts déployés par les uns et les autres, dominants et dominés, pour occulter cette puissance subversive au profit d'une même inertie ! Cette stratégie d'évitement consiste à se focaliser sur l'une ou l'autre des diverses formes prises par cette puissance subversive, sans établir de liens entre celles-ci : révoltes fiscales, colères sociales, rébellions politiques, émeutes économiques, revendications identitaires, crises existentielles, querelles idéologiques, contestations culturelles, controverses spirituelles, etc....

Il ne s'agit en aucun cas de minimiser ces diverses formes de révolte ni d'en contester leur légitimité mais de comprendre que toutes sont liées parce que chacune d'elles est l'expression particulière d'une même force insurrectionnelle qui les anime et les transcende. Ne pas distinguer la dynamique d'une force vitale et ses diverses formes d'expression, c'est établir des séparations artificielles et proposer des solutions superficielles qui reconduisent une violence technocratique alors même que l'on cherche à s'en libérer.

Qu’elle soit issue de la droite économique ou de la gauche rationaliste, l’abstraction technocratique identifie les êtres humains à leurs dimensions extérieures, susceptibles d’être objectivées et quantifiées, avec une tendance à négliger, voire à nier, leur intériorité éthique, culturelle et spirituelle. Reprenant les codes abstraits de la domination techno-marchande, la plupart du temps les dominés pensent leur aliénation et nomment leur souffrance dans le langage (économique) des dominants en laissant dans l'ombre les fondements culturels et spirituels de leur mal-être comme de leur révolte.

Par une forme de mimétisme monstrueux, les dominés utilisent donc le même logiciel - économique - que les dominants, comme si celui-ci n'était pas à l'origine de leur aliénation. Et ce, alors même, que toute la critique radicale de l'économie politique montre que, bien loin d'être la science que l'on prétend,  l'économie est une construction idéologique dont la conséquence est la destruction de tous les milieux de vie - naturels, humains et culturels - vampirisés par ce "sujet automate" qu'est la valeur (voir Critique de la Valeur).  

Se libérer de la violence technocratique c'est oser briser le monopole d'une interprétation abstraite qui travestit la complexité du réel avec les mots du pouvoir en réduisant la dimension immatérielle de l'être à celle, comptable, de l'avoir. Il nous faut sortir d'une posture économique qui domine l'environnement afin d'en exploiter les ressources, pour entamer une démarche écosophique qui est celle d'une participation sensible à un milieu d'évolution.

On ne pourra réenchanter notre relation au monde qu'en réinstaurant dans la conscience collective comme dans le champ culturel, la légitimité des dimensions sensibles et affectives, imaginaires et symbolique, immatérielles et spirituelles.

« Il y a dans toute lutte un côté que l’on peut nommer spirituel… C’est cet aspect symbolique qui est le cœur battant de ces régulières révoltes des peuples, dont le phénomène des gilets jaunes est l’expression contemporaine. Cet aspect est la ressource indomptable de la force morale. » Michel Maffesoli

Une nouvelle vision du monde

On ne répond à une crise de civilisation ni par une aumône, ni par des bricolages politiques, ni par des solutions technocratiques, mais par une vision du monde inspirée qui ouvre sur un nouvel horizon de sens.  

Dans nos sociétés de l'information en mutation constante et en complexité croissante, seule une vision globale et dynamique est à même de créer la forme complexe et évolutive correspondant à la force vitale et créatrice de l'énergie insurrectionnelle.

Contre le réductionnisme technocratique, une approche intégrative considère chaque phénomène dans son contexte relationnel, comme un élément d'un ensemble dont il ne peut être séparé. Chacune de ces totalités est elle-même perçue comme l'expression d'une dynamique évolutive au sein d'un développement historique rythmé par des cycles d'émergence et de croissance, de maturité et de dégénérescence.

Tel est le sens de l'insurrection culturelle véhiculée par les avant-gardes créatrices et cognitives : affirmer la vision intégrale d'une spirale évolutive pour ne pas se laisser emporter par le courant réductionniste d'une spirale infernale qui conduit à une régression anthropologique comme à un effondrement écologique.

Bien souvent, dominants et dominés sont objectivement complices dans leur déni d'une énergie insurrectionnelle qui pourrait subvertir les constructions idéologiques à la base du système institutionnel. De tous temps les dominés défendent passionnément le système qui les aliènent jusqu'à jour où ils deviennent capables de le déconstruire en le dénaturalisant :  ce qui semblait être hier une évidence aussi naturelle que l'air que l'on respire apparaît alors comme une construction culturelle et historique dont peut entrevoir la généalogie et le dépassement. Cette déconstruction est synchrone avec la prise de conscience de la violence symbolique dont les dominés étaient jusque-là les victimes consentantes.

Aujourd'hui, la violence symbolique est incarnée par le visage du technocrate qui ne sait rien du Tout qui fonde les communautés humaines. Mais c'est du temps et de l'énergie perdus que de se focaliser sur les incarnations d'un système désincarné, d'autant plus irresponsables qu'elles sont les clones interchangeables d'une abstraction inhumaine, les produits conformes d'un imaginaire aliénant dont chacun d'entre nous est le complice plus ou moins conscient.

Nous nous faisons complices du système qui nous aliène dès lors que nous n'avons pas éveillé notre conscience, décolonisé notre imaginaire, exercé notre pensée critique, libéré notre psyché et délivré nos comportements de l'emprise qu'il exerce sur nous. A l'instant où l'esclave décide qu'il ne sera plus esclave, ses chaînes tombent (Gandhi). Une telle entreprise demande une énergie, une concentration et une persévérance telles que beaucoup y renoncent en se faisant les collaborateurs dévoués et les promoteurs enthousiastes de leur propre aliénation.

La toute-puissance infantile propre au narcissisme contemporain est à l'origine de cette pensée magique qui consiste à croire que l'on peut changer la société sans de changer soi-même !...  Cette pensée magique est à l'origine de tous les totalitarismes qui veulent imposer aux individus une organisation sociale qui ne correspond pas à leur état d'esprit.

Ce que nous enseigne nombre de traditions spirituelles c'est que la première des insurrections à mener s'effectue contre l'emprise de cette conscience séparatrice qu'est l'égo. Ce mouvement de libération intérieure inspire et nourrit de sa force visionnaire toutes les autres formes de lutte et de libération. Pour se révolter contre cette influence que la société exerce naturellement sur lui, l'homme doit au moins en partie se révolter contre lui-même. M. Bakounine


Transformations individuelles (subjectivité), culturelles (intersubjectivité) et sociales (structures objectives) doivent s'effectuer de manière synchrone pour permettre le saut évolutif vers un nouveau stade du développement humain. Une telle démarche, à la fois systémique et dynamique, est au cœur d'une vision intégrale et d'une synthèse évolutionnaire, qui nous libèrent de l'emprise abstraite du système techno-marchand.

Quand on ne veut plus se contenter des miettes, il faut avoir le courage d'imaginer collectivement les plans d’une boulangerie. Vous ne changerez jamais les choses en vous battant contre la réalité existante. Pour changer quelque chose, construisez un nouveau modèle qui rendra l'ancien obsolète (R. Buckminster Fuller).

Le problème est que beaucoup de ceux qui sont animés par le feu sacré d'une énergie insurrectionnelle n'ont pas développé la vision et le modèle qui permettraient de canaliser et d'exprimer cette énergie radicale à travers une forme novatrice. Ils cherchent à se libérer de leur aliénation en utilisant les modèles qui sont à l'origine de celle-ci. C'est ainsi qu'ils cheminent sur un cercle vicieux les conduisant à une impasse.

La démarche réductionniste et la posture de l'expertise sont au cœur d'une violence technocratique véhiculée par un clergé progressiste dont le rationalisme obtus et le positivisme honteux sont fondés sur le déni du sensible, du symbolique et de la transcendance, identifiés par ces clercs comme des vecteurs de l’obscurantisme religieux alors même qu'ils sont ceux d'une vitalité créatrice animée par un élan spirituel. C'est ainsi que le progressisme apparaît de nos jours comme une idéologie d'autant plus aliénante qu'elle se réclame de l'émancipation pour mieux enfermer les individus dans une vision très réductrice d'eux-mêmes et du monde.

Quand l’insurrection des consciences remet en question le progressisme technocratique, la tentation est immense d'un grand retour en arrière. Il faut résister à ce fantasme nostalgique qui passe par la fascination romantique pour des visions du monde réactionnaires, conservatrices ou autoritaires. Résister à la pulsion rétrograde tout en refusant les impasses du progressisme technocratique, tel est le défi paradoxal des temps qui viennent.

Un défi que l'on relève en participant de manière créative à la dynamique évolutive de la vie/esprit. C'est dans ce contexte évolutif qu'émerge une  vision non-duelle qui synthétise conservation et progrès dans une perspective évolutionnaire et qui associe sensibilité concrète et raison abstraite dans une vision intégrale. (Lire à ce sujet L’évolution créatrice et Vers une synthèse évolutionnaire

Ressources 

Les raisons de la colère  Raoul Vaneigem -  Site La Voie du Jaguar 

Le convivialisme, un programme pour les "Gilets Jaunes" ?  Le club des convivialistes - Site L’Obs 


La couleur jaune d’un gilet a rendu visibles les invisibles  Edgar Morin - Site Médiapart

La souffrance de la réification et le mouvement des gilets jaunes  Benoît Bohy-Bunel Site Critique de la valeur. Un texte important inspiré par la critique de la valeur.

La gauche, les "gilets jaunes" et la crise de la forme sujet Clément Homs Site Critique de la Valeur

Le Fil d’Ariane  Blog de La Licorne. 

Dans Le Journal Intégral : Le fétichisme de l’abstractionLe fétichisme de la marchandise - L’évolution créatriceVers une synthèse évolutionnaire - Introductions à la Vision Intégrale - Le Déni ou le DéfiUne insurrection spirituelleL’insurrection poétiqueDe quoi la Zad est-elle le nom ? - La Troisième Révolution - Les trois billets de la série Experts et Visionnaires -

Voir les billets sélectionnés dans les libellés Critique de la Valeur, Sortir de l'économie et Insurrection des consciences  

1 commentaire:

  1. Très bel article, dont je partage, sans restriction...le propos.
    Bonne soirée !

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